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de leur course, si léger qu’il fût, tira le Capuchin de son assoupissement ; il redressa la tête, et, surpris d’apercevoir un homme à cheval qui marchait vers lui :

— Jacintha, dit-il à sa femme, éveille-toi… Nous ne sommes pas seuls ici…

Elle se leva aussitôt, et une rougeur subite colora ses joues. La souffrance et la fatigue donnaient une expression de dignité à son visage délicat. L’étranger s’approcha d’elle avec un respect mêlé de surprise, la salua avec politesse, et s’adressant à son mari en langue espagnole :

Señor, lui dit-il, en vous apercevant de loin tous les deux au fond de cette forêt sauvage, j’ai cru voir Adam et Eve à leur sortie de l’Eden, errante sur la terre déserte. Votre costume m’a déjà appris ce que vous êtes et d’où vous venez ; plus d’un Cachupin a passé par ici avant vous. Si vous n’avez pas d’asile, je vous offre mon toit. Vous y sera accueilli comme des fugitifs dignes d’intérêt et de sympathie… Mon nom est John Hopwell, l’habitation que j’exploite se trouve à quelques lieues d’ici, dans les hautes terres.

À cette proposition cordiale qui lui était adressée dans un moment aussi opportun, don Pepo se sentit ému.

— Dieu bénisse celui qui nous offre l’hospitalité sur la terre étrangère ! dit-il avec vivacité ; ma pauvre femme est accablée de fatigue, et j’accepte pour elle, plus encore que pour moi, votre bienveillante invitation.

Il tendit la main au chasseur, qui lui présenta la sienne, et tous les trois ils se mirent en marche au trot. Doña Jacinta, remontée sur sa mule, se tenait auprès de son mari, dont les grands éperons produisaient un bruit semblable à celui d’un serpent à sonnettes agitant les anneaux de sa queue. Le poney de John Hopwell, impatient de rentrer au logis, prenait de temps à autre le petit galop ; mais la main vigoureuse de son maître le modérait sans peine, et il se cabrait à tout moment en exécutant de gracieuses courbettes.

Ainsi chevauchaient au milieu des forêts américaines ces trois personnages, qui portaient chacun l’empreinte du pays qui l’avait vu naître. Dans la physionomie sévère du Cachupin se révélait le type castillan franc, sérieux et fier ; sur le visage gracieux de doña Jacinta était répandu ce charme mystérieux particulier aux femmes créoles, et qui est comme un reflet mélancolique des solitudes du Nouveau-Monde. Quant au chasseur, il n’avait rien de l’allure vive et familière des planteurs louisianais d’origine française ; encore moins ressemblait-il aux Yankees établis dans les provinces du sud. Tout en lui trahissait un Anglais de pure race habitué à vivre en pays étranger, mais resté le même sous les divers climats qu’il avait parcourus. Son regard énergique semblait dominer le Cachupin et