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Enfin, sur les rives mêmes de l’Euphrate, la monarchie des Perses, modèle de l’autocratie romaine en tant de choses, avait donné fréquemment le spectacle d’eunuques tout-puissans gouvernant au nom du grand roi. Les mœurs orientales pouvaient donc accepter sans colère, quoique avec moquerie, comme une bizarrerie ridicule, ce que l’austérité des mœurs latines repoussait absolument, avec indignation et dégoût.

En même temps qu’il accaparait cauteleusement toutes les hautes fonctions de l’état, en y plaçant ses créatures dévouées, Eutrope entoura son jeune maître d’une société dissipée et turbulente capable d’inspirer à un plus ferme esprit l’aversion des travaux sérieux. Les spectacles, les courses de chars, les festins, les danses, seules occupations des nouveaux habitués du palais, étaient aussi les seules qu’on préconisât maintenant dans cette cour austère de l’empereur catholique. Chaque printemps, pour varier ses plaisirs, l’eunuque emmena Arcadius dans les délicieuses campagnes d’Ancyre, parmi ces populations phrygiennes si renommées par leur mollesse : là, au sein de voluptés nouvelles, le fils de Théodose oubliait Constantinople ; les charmes de la belle Eudoxie perdaient peu à peu leur ascendant sur lui, et, privé de tout autre conseil que celui de l’eunuque, il devenait de plus en plus étranger aux affaires de son gouvernement ; plusieurs lois importantes rendues dans cette période sont en effet datées d’Ancyre. Les instrumens de cette corruption systématique étaient puisés par le chambellan dans la classe de ses complaisans les plus sûrs et de ses anciens amis, c’est-à-dire dans des rangs généralement peu honorables et peu distingués de la société byzantine. Claudien nous en fait un tableau qu’on aime à croire forcé, mais où l’on trouve de curieuses et tristes révélations sur le monde romain oriental.

« Là se voyaient, nous dit-il, de jeunes hommes arrogans, effrontés, à côté de vieillards usés par la débauche, qui ne connurent jamais d’autre triomphe que de tenir table éternellement, d’autre gloire que de varier des mets empoisonnés. C’est à force d’or que ces hommes excitent leur appétit ; rien n’échappe à leur voracité, ni l’oiseau radieux de Junon, ni le babillard ailé que le noir Indien nous envoie ; leur gourmandise insatiable franchit les bornes de l’empire, et les mers les plus lointaines viennent mêler pour eux leurs poissons à ceux des golfes de la Grèce. Ils n’ont souci que de leurs vêtemens parfumés ; soulever le rire par une vaine saillie est leur plus belle victoire. Quelle recherche indigne de l’homme règne dans leur parure ! Que de labeur dans l’ajustement efféminé de leur chevelure ! On dirait qu’ils ont peine à traîner la soie qui les couvre. Les Huns ou les Sarmates peuvent menacer les murs de leur ville :