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aux doctrines purement fatalistes. Si le petit-fils, bien que vertueux, est malheureux sur la terre, c’est que son aïeul a mérité cette infortune. Peu importe qu’il soit puni dans sa propre personne ou dans ses descendans ; l’important est que la justice divine y trouve son compte et que les dettes contractées envers elle soient acquittées scrupuleusement. Voilà le compte qui ne faillit jamais. « Qu’est-ce que le destin ? dit expressément Linné. — Rien autre chose que le jugement de Dieu, auquel nul homme n’échappe. Les philosophes nient que le destin soit conciliable avec le libre arbitre et soutiennent que chaque homme est l’ouvrier de sa fortune. Comment donc concilier le destin inévitable avec le libre arbitre ? J’essaierai d’une comparaison : un homme peut se pendre, se noyer, se couper la gorge ; il est libre aussi de ne pas le faire. Mais si par quelque raison le juge suprême l’a désigné pour une mort violente, il ne saurait l’éviter ; une force invincible le pousse vers sa destinée. De même il dépend de la libre volonté de l’homme de ne pas commettre le crime ; mais une fois qu’il l’a commis, il ne peut échapper au châtiment ; l’homme à la disposition de sa volonté ; s’il en abuse, la loi de Dieu est que le châtiment devienne son inévitable destinée. »

Telles sont les définitions de Linné et la seule objection qu’il prévoie ; mais ses définitions sont-elles complètes, et l’accord entre la doctrine d’un châtiment inévitable et celle de la liberté humaine est-il la seule difficulté que contiennent ces lignes ? Est-il vrai d’abord que la punition ne fasse jamais défaut sur la terre, et n’est-elle pas remplacée bien souvent par les châtimens réservés à une autre vie ? En second lieu, le repentir ne prévient-il pas, grâce à la bonté divine, l’accomplissement rigoureux de l’une et l’autre justice ? Sur le premier point, je ne rencontre pas un seul mot dans tout le livre de Linné, et il faut avouer que cette lacune étonne. Rien du repentir non plus. Presque rien sur la récompense, qui doit pourtant suivre le bien aussi inévitablement que le châtiment s’attache au mal. S’il est vrai de dire que cela n’était pas le sujet principal de Linné, cela y touchait de bien près. On est obligé de reconnaître que la thèse est incomplètement et imparfaitement posée. — Peu importe, il est vrai, à Linné ; il veut seulement détourner un jeune homme du mal en lui montrant le mal puni sur la terre ; il emprunte quelques avis pratiques à l’expérience, il ne demande pas à la théorie philosophique une démonstration.

Il nous montrera d’autant plus à découvert, dans ces pages écrites sans aucun art, ses habitudes d’esprit et ses impressions de chaque jour. On l’y sent tout d’abord pénétré de la lecture et de l’étude assidue de la Bible, particulièrement, à ce qu’il semble, de l’Ancien Testament. On comprend que ce seul indice peut devenir une sorte de réponse à quelques-unes des questions que nous nous posions tout à l’heure. Son Dieu sera celui de l’inflexible justice et de la vengeance plutôt que celui de la clémence et de la pitié.

Nous avons déjà indiqué que le plan du livre, malgré son désordre apparent,