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lecteurs de la Revue se souviennent sans doute[1] ; mais de certificat de génie décerné à Maurice de Guérin par cette main illustre n’a pas suffi à ses amis, qui ont voulu que le public lui-même fût appelé, à se prononcer. On peut mesurer le dévouement qu’il avait su leur inspirer par l’intervalle qui sépare l’article de Mme Sand de la publication des fragmens et des reliques : 1840-1861. Enfin le monument funèbre construit pierre par pierre pendant ces trente années, sous la présidence d’un savant antiquaire, M. Trébutien, bibliothécaire à Caen, vient d’être découvert définitivement aux yeux du public. Les traces du travail n’ont pas été entièrement effacées sur toutes les parties. Çà et là on peut remarquer des lacunes et des jours, indiquant la place des pierres qu’on recherche qu’on n’a pas encore trouvées ; quelques semaines de soins et de patience achèveront la toilette de ce monument. Le buste de Maurice de Guérin, et les sculptures destinées à expliquer les principales phases de la vie du poète regretté sont dus au ciseau délicat de M. Sainte-Beuve, qui s’est acquitté de sa tâche aimable avec cette sûreté de main, cette précision et cette netteté de trait qui lui sont propres. Ce monument funèbre a donc tout ce qu’il faut pour attirer sinon la foule, au moins l’élite des connaisseurs et des amateurs de l’art littéraire.

Maurice de Guérin n’a pas de biographie à proprement parler ; sa vie fut tout intérieure, toute spirituelle et morale, et quiconque voudra la connaître devra la chercher là où elle est seulement, dans son journal intime, ce fameux cahier vert, où il notait jour par jour les péripéties invisibles de son âme sensible, maladive, nonchalante et un peu paresseuse. Guérin, étant de ceux qui se regardent vivre et qui retardent et ralentissent l’action de la vie par cette surveillance trop assidue, n’avait pas eu en réalité le temps de vivre. Il est né en 1810, au château de Cayla, en Languedoc, d’une famille de race noble, originaire de Venise, disent quelques biographes amis. Maurice de Guérin ne fait pas une seule fois allusion à sa noblesse dans son journal ou dans ses lettres ; mais sa sœur, Mlle Eugénie de Guérin, personne d’une âme chrétienne et naturellement haute, aimait à s’en parer comme du seul joyau héréditaire que le temps et la pauvreté eussent laissé à sa famille. Dans le journal que nous ont conservé les mêmes amis qui avaient reporté sur la sœur la tendresse que leur inspirait le frère, elle parle une ou deux fois, sans orgueil, mais avec un sentiment de reconnaissance envers le passé, de ses ancêtres, et surtout d’un certain Guérin, évêque de Senlis, qui combattit à Bouvines avec bravoure. Le cours des âges avait amorti ces antiques ardeurs de race : le sang, en vieillissant, s’était épuré, raffiné et en même temps affaibli. Maurice de Guérin nous représente bien, dans tout son charme et toute sa douceur, cette dernière floraison

  1. Voyez la Revue du 15 mai 1840.