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Alida avait-elle de l’esprit naturel ? Je ne l’ai jamais su, bien que je lui aie entendu dire des choses frappantes et parler quelquefois avec l’éloquence de l’émotion ; mais d’habitude elle se taisait, et ce soir-là, soit qu’elle voulût ne rien révéler de son âme, soit qu’elle fût brisée de fatigue ou fortement préoccupée, elle ne prononça qu’avec effort quelques mots insignifians. Je me trouvais et je restais assis beaucoup trop près d’elle ; j’aurais pu et j’aurais dû être à distance plus respectueuse. Je le sentais et je me sentais aussi cloué à ma place. Elle en souriait sans doute intérieurement, mais elle ne paraissait pas y prendre garde, et les deux fiancés étaient trop occupés l’un de l’autre pour s’en apercevoir. Je serais resté là toute la nuit sans faire un mouvement, sans avoir une idée nette, tant je me trouvais mal et bien à la fois. Je vis Obernay serrer fraternellement la main de Paule en lui disant qu’elle devait avoir besoin de dormir. Je me retrouvai dans ma chambre sans savoir comment j’avais pu prendre congé et quitter mon siège ; je me jetai sur mon lit à moitié déshabillé, comme un homme ivre.

Je ne repris possession de moi-même qu’au premier froid de l’aube. Je n’avais pas fermé l’œil. J’avais été en proie à je ne sais quel délire de joie et de désespoir. Je me voyais envahi par l’amour, que jusqu’à cette heure de ma vie je n’avais connu qu’en rêve, et que l’orgueil un peu sceptique d’une éducation recherchée m’avait fait à la fois redouter et dédaigner. Cette révélation soudaine avait un charme indicible, et je sentais qu’un homme nouveau, plus énergique et plus entreprenant, avait pris place en moi ; mais l’ardeur de cette volonté que j’étais encore si peu sûr de pouvoir assouvir me torturait, et quand elle se calma, elle fut suivie d’un grand effroi. Je ne me demandai certes pas si, envahi à ce point, je n’étais pas perdu ; ceci m’importait peu. Je ne me consultai que sur la marche à suivre pour n’être pas ridicule, importun et bientôt éconduit. Dans ma folie, je raisonnai très serré ; je me traçai un plan de conduite. Je compris que je ne devais rien laisser soupçonner à Obernay, vu que son amitié pour Valvèdre me le rendrait infailliblement contraire. Je résolus de gagner sa confiance en paraissant partager ses préventions contre Alida, et de savoir par lui tout ce que je pouvais craindre ou espérer d’elle. Rien n’était plus étranger à mon caractère que cette perfidie, et, chose étonnante, elle ne me coûta nullement. Je ne m’y étais jamais essayé, j’y fus passé maître du premier coup. Au bout de deux heures de promenade matinale avec mon ami, je tenais tout ce qu’il m’avait marchandé jusque-là, je savais tout ce qu’il savait lui-même.

George Sand.

(La seconde partie au prochain n°)