Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 32.djvu/339

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

je ne sais quoi de plus intime et de plus solennel. À ce moment, où le retour n’était déjà plus permis, chacun de nous sans doute jetait derrière lui ce sombre regard qui appelle les fantômes et évoque les apparitions. Un trouble poignant vous saisit sur l’acte qui va s’accomplir ; toutes ces fibres secrètes et chères qui font les liens de la vie semblent se réunir pour vous tirer en arrière ; des voix qu’on croyait éteintes s’élèvent lentement du fond de votre cœur, et vous disent : Reste ! et l’on demeure non pas indécis, mais remué jusqu’au fond de l’âme par le vieil homme qui s’agite encore et vous répète les promesses auxquelles il a déjà si souvent menti.

Vers minuit, on dérapa l’ancre aux chants monotones des matelots, l’hélice tourna bruyamment à l’arrière du navire, le commandant cria : En route ! — Nous avions franchi les passes du port, et nous étions partis pour cet inconnu plein d’attrait qui portait dans son sein la victoire ou la défaite.

La mer nous fut clémente et le ciel favorable. Pendant deux jours chauds et lumineux, nous voguâmes sur cette Méditerranée si perfidement belle, dont les vagues se brisaient en perles de saphir sur les flancs de notre bateau. Côtoyant la Corse et la Sardaigne, passant derrière l’île d’Elbe, nous eûmes presque toujours des terres en vue, terres bleuissantes qui se teignaient de pourpre, au coucher du soleil et rentraient peu à peu dans l’obscurité quand la nuit aux brodequins d’argent accourait du bout de l’horizon en jetant sur les flots le reflet de ses étoiles. Au matin du troisième jour, vers cinq heures, nous passâmes près de l’île d’Ustica, que regagnaient des barques de pêcheurs, semblables, avec leurs voiles colorées, à de grands oiseaux roses glissant sur la mer. Quelques instans plus tard, découpant son immense silhouette sur les premières lueurs du soleil, la Sicile nous apparut. « Cette île n’a plus rien de considérable que ses volcans, » écrit Rhédi à Usbeck dans les Lettres persanes. Cette condamnation est bien absolue, et il me semble que la vieille Trinacria vient d’interjeter appel.

Peu à peu, appuyée au Monte-Pellegrino, qui l’enveloppe de deux promontoires comme de deux bras de verdure, couchée dans une plaine si resplendissante qu’on l’a nommée la Conca d’oro, Palerme se dégage dans l’éloignement, et nous montre ses navires, ses clochers, ses forteresses, les arbres de ses promenades. La ville est encore tout en désordre : elle panse ses blessures, mais on sent qu’elle respire à l’aise, et pour la première fois depuis longtemps. C’est une grande ville où flotte je ne sais quelle atmosphère de volupté latente qui fait rêver à des lunes de miel éternelles. La principale affaire des Palermitains doit être le plaisir et ensuite le repos, rien de plus, mais rien de moins. Ce doit être le pays des sérénades, des sorbets