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une haine que n’ont pas connue les encyclopédistes du XVIIIe siècle, et des deux hommes qu’il a choisis pour ses amis intimes, l’un est un ancien curé et l’autre un ancien moine ! Dans son armée, le général qui peut-être lui inspire la plus grande, confiance est Sirtori, qui fut moine. — Il y avait là encore Basso, secrétaire dévoué, toujours prêt, et ne succombant pas sous l’effroyable besogne de lire la correspondance qui des quatre coins de la terre parvient chaque jour au général.

Une barque se détacha du rivage, suivie par d’autres barques qui lui faisaient cortège : c’était Garibaldi qui se rendait à bord ; il monta rapidement, nous serra la main en disant un mot aimable à chacun de nous, se débarrassa de vingt solliciteurs importuns, fit un signe au capitaine, et entra dans sa cabine. On leva l’ancre, la machine poussa un sifflement aigu, et nous partîmes, secouant les canots chargés de curieux qui agitaient leurs chapeaux en criant vive Garibaldi !

On gouverna vers l’est, et, marchant à toute vapeur, nous longeâmes les côtes siciliennes. Elles paraissent fertiles, empanachées de verdure, tachées çà et là par des groupes de maisons blanches et appuyées contre des montagnes dont les crêtes violettes découpent sur le ciel bleu des lignes d’une admirable pureté. La mer est très calme, et quelques marsouins sautent autour du navire, que remue à peine le tournoiement de son hélice. Je me suis assis sur le bastingage de bâbord, et j’ai regardé deux grands bœufs gris qui mangeaient tranquillement quelques poignées de foin répandues sur le pont. Tout à coup le cuisinier s’est approché d’eux : c’était un gros Anglais musculeux et roux, « aux bras retroussés, » comme ce Pantabolin qu’admirait don Quichotte, à la poitrine velue, à la face apoplectique ; il regarda longtemps un des bœufs, et le frappa d’un coup de masse au milieu du front : l’animal chancela pendant une seconde et s’abattit des quatre jambes à la fois, foudroyé. Le cuisinier lui ouvrit la gorge à l’aide d’un long couteau, un flot de sang s’échappa. Un étonnement immense se peignait dans les yeux de la pauvre bête ; elle se redressa sur les deux jambes de devant, releva la tête avec effort, montrant à son cou une large plaie béante et ruisselante ; puis, ouvrant ses naseaux et ses lèvres déjà pâlies, elle fit entendre un râle plaintif dont le bruit sinistre me retourna le cœur : elle retomba raidie, eut encore une ou deux convulsions et ferma les yeux. On commença à la dépecer. L’autre bœuf regardait, flairait avec impassibilité la fade odeur du sang, et se remettait tranquillement à manger son foin. Les animaux savent peut-être mieux que nous qu’ils sont faits pour la mort, aussi la contemplent-ils toujours sans émotion. Je me rappelais le passage de l’Odyssée : «