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ou d’un innocent lapin. Ne pensiez-vous pas m’intéresser beaucoup, l’autre jour, avec l’histoire pathétique de ce singe abattu par vous ? Un singe ! grands dieux !… Ici les boas comptent à peine, et les crocodiles sont tenus pour vermine. D’ailleurs, je vous le demande, est-ce en tuant de pauvres bêtes sans défense qu’on se forme à la seule vraie besogne de ce bas monde, celle du soldat ?

J’ai, moi qui vous parle, vingt-cinq ans de service. Je suis dans l’Inde depuis l’an de grâce 1834. J’ai eu trois membres cassés à la chasse, sans parler des blessures reçues en campagne. Deux fois mon cheval m’a roulé sur le corps, un sanglier sauvage m’a labouré de sa dent aiguë, une panthère furieuse m’a tenu dans ses griffes, et, comme vous pouvez vous en assurer, je ne m’en porte que mieux. Demain, si vous m’en défiez, je ferai mes cent milles à cheval. Suis-je donc un vrai shikaree ? J’aime à le croire, et pourtant j’en doute quelquefois.

Vous prétendez acquérir ce beau titre ? Eh bien ! soit. Mes conseils ne vous feront pas faute. Tout d’abord, parlons de mon arsenal. J’ai deux carabines (rifles) à deux coups et un fusil double. La plus lourde de ces armes est le rifle que m’a fait Richards : vingt-six pouces de canon, douze livres et quart poids total. Les balles dont on le charge sont de dix à la livre. Une pièce admirable, supportant sans recul une charge de poudre égale au volume d’une de ses balles, et j’entends de la plus forte poudre. Deux mires, toutes deux mobiles. Abattues toutes deux, mon rifle porte de but en blanc à quatre-vingt-quinze yards, et la balle a plein effet. La première mire une fois relevée, le coup porte à cent cinquante yards ; avec la seconde, à deux cent cinquante. Comme dans toutes les armes à plusieurs rainures, la balle décrit une parabole, s’élève d’environ cinq pouces pendant les quarante-cinq ou cinquante premiers yards de sa course et descend d’autant pendant le reste de sa portée de but en blanc, c’est-à-dire jusqu’à quatre-vingt-quinze yards. Wilkinson (de Pall-Mall) a signé mon autre rifle : trente pouces de canon ; poids dix livres et demie. Il porte encore plus loin que le premier, avec mêmes balles et même charge de poudre. À cent vingt yards, ses balles ont plus d’une fois traversé de part en part un ours de belle venue, et à quatre-vingts, un jour, il m’est arrivé de briser l’épine dorsale d’un de ces animaux, qui sont, vous le savez sans doute, solidement charpentés. Ce rifle, je vous l’ai dit, ne pèse que dix livres et demie ; mais, ne vous y trompez pas, la légèreté d’un fusil n’est un mérite que pour les paresseux. Le fusil lourd tient mieux à l’épaule et permet de mieux viser. Lui seul d’ailleurs reçoit sans trop reculer les grosses charges de poudre ; ces grosses charges font que la balle traverse de part en part l’animal atteint. Du côté où elle sort, la