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poète mêlé au rajeunissement de la littérature espagnole contemporaine par ses drames de Carlos el Hechizado, Guzman el Bueno ; c’était aussi un administrateur éclairé qui a mis la main depuis vingt-cinq ans à toutes les réformes de l’instruction publique. Il avait été élevé, tout enfant, dans une institution française à Passy, et depuis le jour où l’Espagne entrait définitivement dans une voie nouvelle en 1834, il n’a cessé de compter au premier rang de cette génération vigoureuse qui se jetait dans la vie publique à cette époque. Ce n’était pas assurément une imagination désordonnée et violente, c’était un esprit sincèrement et honnêtement libéral, et dans ses œuvres littéraires comme dans ses travaux administratifs, il portait la mesure d’une intelligence aussi juste que sérieuse. Qu’est-il arrivé cependant ? Il a fallu que les passions religieuses vinssent troubler les derniers jours de cet homme de bien, et que la tombe de ce poète si naturellement pacifique, si simplement inoffensif, devînt comme un champ de bataille.

À ses derniers momens, Gil y Zarate a été circonvenu par un ecclésiastique de Madrid, M. Gil Lopez, qui a disputé à son agonie une sorte de rétractation de son passé littéraire et administratif, un désaveu des idées exprimées par lui dans le drame de Carlos el Hechizado, et réalisées dans les réformes de l’instruction, publique. Cette rétractation, M. Gil Lopez s’est hâté de la publier dans un journal absolutiste comme un défi à la famille de l’honnête écrivain. Assurément le drame de Gil y Zarate, qui date de 1835, se ressent de l’époque où il parut, et peint sous de vives couleurs le confesseur du roi Charles II, le père Froïlan Diaz, ce personnage sinistre qui est comme l’image de la décadence espagnole. Le poète, dans une critique qu’il laisse de ses œuvres et qui n’a point encore vu le jour, remet lui-même la vérité dans ses peintures historiques, sans désavouer les idées qui l’inspiraient autrefois ; mais il y a loin de là à ce papier qui n’est pas même écrit de la main du mourant, qui est à peine signé, et que l’ecclésiastique madrilègne s’est empressé de livrer à tous les vents de la publicité, malgré les conseils très sages des autorités religieuses et du nonce du pape lui-même. Le plus clair en tout cela, c’est qu’il fallait un petit scandale ; il fallait jeter à l’esprit moderne le désaveu d’un des siens, et pour en arriver là on n’a pas reculé devant cette pression exercée sur un mourant, devant la divulgation d’un papier sans authenticité, subrepticement arraché à une agonie. Seulement M. Gil Lopez s’est trouvé aussitôt en face de la famille, décidée à disputer l’honneur de la mémoire du poète, et c’est entre eux maintenant qu’est le débat porté désormais devant la justice espagnole. Quant à l’opinion, elle s’est émue de cet étrange incident, et elle n’y a vu qu’une de ces manœuvres dangereuses du nouveau parti absolutiste espagnol, qui croit peut-être servir merveilleusement la religion, et qui là, comme partout, la compromet mieux que ne le pourraient faire ses plus ardens ennemis.,


CH. DE MAZADE.


V. DE MARS.