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C’était là, je le dis encore, une entreprise absolument nouvelle, sans aucun exemple connu. S’ensuit-il que tous ces novateurs eussent même foi, même persévérance ? Resteront-ils tous en Hollande sans rêver d’autres cieux, d’autres foyers d’inspiration ? Le soleil d’Italie, les charmes de la France n’en séduiront-ils pas quelques-uns ? Tout à l’heure nous verrons qu’il y eut plus d’un transfuge ; mais avant d’en parler et de montrer quel fut, pour eux-mêmes et pour l’école, le résultat de leurs émigrations, il faut nous arrêter à quelque chose de plus étrange et de plus considérable, à cet homme qui, sans être jamais sorti de la Hollande, est le moins hollandais des peintres, et qui semble isolé parmi cette jeunesse qu’il instruit, qu’il domine et qu’il éclaire de son génie.

Je parle de Rembrandt. À coup sûr, son premier tableau, daté du moulin de son père, ce tableau qui lui fit toucher ses premiers cent florins, ne brillait pas encore de cette lumineuse audace à laquelle plus tard il devait s’élever : les toiles de sa jeunesse sont, comme on sait, sobres et presque timides ; mais cette modération laisse déjà percer une façon de sentir la nature, un don de l’exprimer, qui ne sont, qu’à lui seul et qui diffèrent essentiellement du système d’imitation qui allait prévaloir dans l’école hollandaise. Rembrandt, même à ses débuts, n’était pas homme à voir les choses telles qu’on les voit en général ; il les percevait autrement et, pour les rendre à sa manière, il les transfigurait en véritable idéaliste. Seulement ce n’étaient pas les formes, mais la lumière qu’il idéalisait. Il avait pour les formes la plus parfaite indifférence, et les prenait telles qu’il les rencontrait ; je ne sais même si sa prédilection n’était pas pour les moins élégantes, les moins nobles et les moins pures. Le hasard seul ne l’aurait pas conduit, surtout quand il peignait des femmes, à des modèles presque toujours si laids. Il y mettait du sien évidemment et recherchait de préférence les êtres les plus disgraciés ; mais ces formes ingrates qu’il avait l’air d’affectionner se poétisaient chez lui par la vertu de la couleur. Il les voyait illuminées de je ne sais quels rayons si vifs et si concentrés qu’elles en doublaient d’éclat, de relief et d’expression. De là ces portraits merveilleux, ces éblouissantes figures, plus vivantes que la vie même, mélange indéfinissable d’idéal et de vulgarité qui captive, les yeux, séduit l’esprit, pénètre jusqu’à l’âme, sans toujours satisfaire la raison.

On a tout dit sur ce grand magicien, et les miracles de sa palette ne sont depuis deux siècles un secret pour personne. Je me demande seulement si tout le monde estime à quel point il est original, si son vrai rang parmi les coloristes est suffisamment établi, car non-seulement il est au niveau des plus grands, mais il est unique en son