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contre la cour. S’il faut en croire l’autorité de Gibbon, le Beggar’s opera eut même une influence sociale. Selon lui, cette pièce servit à réformer en Angleterre les mœurs des voleurs de grands chemins, en les rendant moins féroces et plus polis, en un mot plus gentlemen, à quoi quelqu’un répondit que Gay, l’auteur de la pièce, « était l’Orphée des brigands. » On a dit aussi, faisant allusion au succès d’argent, que cet opéra avait rendu Gay riche et Rich gai. Depuis l’origine, ces deux théâtres voisins, Covent-Garden et Drury-Lane, ont toujours vécu dans un état de rivalité. La plupart des grands artistes que nous avons nommés ont joué alternativement sur l’une et l’autre scène. Il y a pourtant des acteurs dont le souvenir semble s’attacher plus particulièrement à Covent-Garden : tels furent Barry, le plus brillant des Alexandres ; Quin, si connu par ses épigrammes, et Macklin, qu’on admirait surtout dans le rôle de Shylock. Ces acteurs s’étaient séparés par jalousie de Garrick, qui continuait alors de régner à Drury-Lane. Les deux troupes se portaient l’une à l’autre des défis magnifiques, jouant quelquefois la même pièce de Shakspeare durant des mois entiers, et attendant auquel des deux théâtres la foule cesserait enfin d’accourir, avant de proclamer la victoire ou la défaite.

À Covent-Garden surtout florissait, dans dès temps qui se rapprochent plus de notre époque, la grande dynastie des Kemble. Le génie dramatique semblait incarné dans cette famille, qui a donné au théâtre anglais John et Charles Kemble et leur sœur Sarah, plus connue encore sous le nom de mistress Siddons[1]. L’aîné et le plus remarquable des deux frères, John-Philipp Kemble, était né à Prescot, dans le Lancashire, en 1757. Son père était régisseur d’une troupe de comédiens, au milieu de laquelle John, alors âgé de dix ans, fit ses débuts sur la scène. Il appartenait, dit-on, à l’ancienne école déclamatoire ; mais sa sœur, mistress Siddons, douée d’un véritable génie, entrait plus avant que lui dans le sentiment de la nature. Sa beauté tragique surpassait tout ce qu’on avait vu sur la scène anglaise : quand elle paraissait, ses cheveux et ses sourcils noirs, son regard d’aigle, son geste dominateur, tout lui donnait un air de grandeur et de majesté héroïque. Non contente d’illustrer la scène par l’éclat de son talent, elle releva la profession théâtrale par la dignité de ses mœurs. Elle était née à Brecon[2], dans un cabaret (public house) qui conserve encore aujourd’hui l’enseigne à l’Epaule-de-Mouton (the Shoulder of Million). On montre aussi dans la ville de Stourbridge une grange où l’on assure que mistress

  1. ) Elle avait épousé le comédien Siddons. De cette même tige sortit une autre actrice distinguée, miss Fanny Kemble, nièce des précédens.
  2. Ou Brecknon, dans le sud du pays de Galles.