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Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/189

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compagnons : le capitaine Morrhain, M. de Scitivaux et le docteur Leclère. Je demeure dans l’autre tente avec M. le marquis de Beauvoir, notre ami à tous, méritant de l’être par son caractère dévoué et les rares qualités de son cœur. Le charme d’un voyage vient souvent de ceux auxquels on est associé. Je conserve une sincère reconnaissance à mon excellent compagnon. Malgré la différence d’âge qui nous sépare, nous avons vécu dans une douce camaraderie. Nous rirons plus d’une fois des mille petites tribulations endurées, des services que nous nous rendions, comme de nous inonder mutuellement d’eau froide quand la chaleur nous faisait trop souffrir : Lorsqu’on a été longtemps heureux ensemble, on ne se rappelle pas sans plaisir les scènes souvent comiques de l’intimité, les discussions même et les petites querelles. Le souvenir de ces riens, qui trompent la monotonie de la vie, est souvent plus agréable que celui des grandes émotions du voyageur.

Des quatre tentes que l’on voit à côté des précédentes, l’une nous sert de salle à manger. La nuit, elle est occupée par les domestiques orientaux. Les trois dernières sont partagées entre les domestiques européens, le cuisinier et deux drogmans. Un mot sur Antonio, qui est le premier drogman, c’est-à-dire le bras droit des chefs de la caravane. Albanais de naissance, emmené à Beyrouth par un marchand de tabac, il apprit l’arabe, le turc, le français, l’italien et l’espagnol. Si je voulais m’exercer à parler toutes les langues, j’irais, à son exemple, habiter dans une de ces tours de Babel que l’on nomme les échelles du Levant ; c’est le rendez-vous de tant d’idiomes, que si l’on ferme les yeux pour n’ouvrir que les oreilles, on peut se croire à la fois dans tous les pays du monde. Telle fut l’école d’Antonio. Entreprenant, actif, courageux, il se mit à diriger des caravanes, choisit de préférence les françaises et obtint le passe-port français, qui soustrait nos protégés à l’autorité turque. Voilà vingt ans qu’il parcourt l’Orient. Je compare volontiers son rôle à celui d’un entrepreneur : il s’est engagé à nous fournir de tentes, de chevaux, de mules et de vivres, à recruter et à diriger le personnel indigène. Rendons-lui cette justice, que nous avons de bons serviteurs, de bonnes montures, des tentes comfortables, et, qui plus est, de la vaisselle d’argent. Il attache beaucoup d’importance à ce dernier détail. Antonio, comme tous les Orientaux, estime les hommes d’après le luxe qui les entoure et les dîners d’après les couverts avec lesquels on les mange. Nous avons été sans cesse obligés de rectifier dans son esprit quelques erreurs au sujet de la cuisine. Quand des alimens malpropres ou d’un goût détestable nous forçaient à le réprimander, nous lisions cette pensée sur son visage étonné : De quoi vous plaignez-vous ? ne mangez-vous pas dans de la vaisselle d’argent ? Antonio avait bien encore quelques