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nous vîmes un amas de maisons plates et carrées, ressemblant à autant de dés à jouer, échelonnées sur le penchant d’une colline. La plus importante était garnie de chambres extérieures, bâties en boue ou en branchages et ouvertes à tous les vents. Antonio lui donna le nom pompeux d’hôtellerie. C’est la demeure du cheikh, et ces chambres, nous dit-on, sont réservées aux étrangers.

Faisons connaissance avec le cheikh de Suf. Il se nomme Yousef, ses vêtemens sont sales et usés, ’mais comme la population est à demi nue et en guenilles, il peut encore se faire illusion sur son costume et s’y draper fièrement. Ses yeux sont assez intelligens ; mais il a le malheur de posséder un nez si énorme et une face si burlesque qu’il suffit de le regarder pour entrer en belle humeur. Du reste il paraît content de nous voir, et reçoit les chefs de la caravane avec respect. Lorsque le camp fut établi, il vint s’accroupir sur leur tapis, devant leur tente, et se montra fort empressé pour leur complaire. Voyant que l’aîné de nos princes préparait son chibouque, il le lui prit des mains, le bourra, l’alluma, en tira quelques bouffées et le lui présenta. C’est ainsi que les Arabes entendent les belles manières. Allumer la pipe d’un hôte, c’est lui dire : « Je suis votre très humble serviteur. »

Derrière Yousef, tous les fellahs avaient formé un cercle, qui se rétrécissait à mesure qu’il en survenait de nouveaux. Ce cercle devint si étroit que nos tentes mêmes, notre dernier asile, faillirent ne pas être respectées. Vous m’avouerez que c’est là une étrange hospitalité. Ils nous chassent, presque de chez nous, touchent et demandent tout ce qui nous appartient, fument nos cigares et vivraient au besoin à nos dépens. Tout à coup les groupes s’ouvrirent, et les fellahs reculèrent avec un mouvement commun de respect et de crainte. Nous vîmes s’avancer un homme de haute taille, à l’œil vif, à la barbe blanche, portant sa vieillesse avec vigueur, vêtu d’une belle abbaïl brune et blanche, chaussé de bottes rouge écarlate, coiffé d’une couffieh de soie fort propre. Il nous fit un sourire d’amitié du plus loin qu’il nous aperçut, car cet homme n’était autre qu’Abd-er-Rhazy, et le beau costume tout battant neuf qui le couvrait lui avait été donné par les chefs de notre caravane à Jérusalem. Derrière lui vient un autre Arabe qui semble inspirer, sinon plus de respect, du moins plus de terreur. Il sourit en nous voyant, et, ses dents longues et pointues étant mises à découvert par ce sourire, son visage prit une incroyable expression de férocité. Habib, car c’était lui, vint avec son chef s’asseoir sur le tapis des princes, près du cheikh Yousef, qui recula d’un pas. « Eh bien ! Abd-er-Rhazy, dit-on à l’arrivant, les Français sont fidèles à leur parole comme les Arabes. Il y a un mois, nous vous avons donné rendez-vous