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la rêverie, l’oisiveté. Parfois des passions s’élèvent dans leur cœur : ardeur éphémère ! ils attaquent et fuient devant la moindre résistance ; leurs guerres sont des coups de main, de courtes fantasias., L’esprit de suite leur est odieux. Lisez les maximes de leur sagesse, les rares versets intelligibles du Coran : ce sont des sentences entrecoupées comme un souffle haletant, et ces maximes enseignent la prudence et la méfiance, rarement l’action. Ils haïssent l’effort et le travail ; ce qu’ils abhorrent dans notre civilisation, c’est qu’elle est fondée sur le travail et l’effort. « L’Orient, dit spirituellement M. Eugène Fromentin, c’est un lit de repos trop commode, où l’on s’étend, où l’on est bien, où l’on ne s’ennuie jamais, parce que l’on y sommeille, où l’on croit penser, où l’on dort. Beaucoup semblent vivre, qui n’existent plus depuis longtemps. »

Peuple inactif par excellence, les Arabes ne mesurent pas le temps, en ignorent le prix, n’ont pas le sentiment des distances et ne savent presque jamais leur âge. « Combien d’heures de marche y a-t-il d’un puits à l’autre ? — — Dieu est avec les patiens ! — Quel âge as-tu ? — On n’obtient à cette dernière question de réponse précise que si un événement de l’histoire a coïncidé avec quelque fait de la vie intime de l’Arabe : « Ma barbe poussait à l’époque où Bonaparte a battu les Turcs au mont Thabor. »

On regarde néanmoins le Bédouin d’un autre œil, suivant qu’on le rencontre dans une riche contrée ou dans le désert. Ce n’est pas sans pitié ni sans indignation que j’ai vu la belle Palœstina secunda de périr entre les mains d’Abd-er-Rhazy de Djerash et des autres chefs adouans ; mais je n’ai pas éprouvé le même sentiment dans la société de nos Anezé, habitans du désert. Il règne entre eux et la solitude je ne sais quelle harmonie, et l’on sent, au sortir des provinces ottomanes, une sympathie involontaire pour ces hommes de mœurs pures ? pauvres, sobres, vivant libres et fiers dans des steppes arides, refusant de s’établir dans les villes où les menacent la tyrannie et la corruption turques.

Malgré la fatigue du jour, je ne me décidai ce soir-là que tard à regagner mon lit, car la nuit lumineuse et pure avait une douceur et un éclat pénétrans. Je songeai, je rêvai, je passai en revue mes souvenirs et mes impressions, je regardai le ciel ; ne riez pas : il me sembla qu’au sein de ces nuits splendides je devenais moi-même un mage ou un Chaldéen, et que je conversais avec les astres. Les chameaux se rassemblaient autour des tentes de leurs maîtres, les moutons, les chèvres bêlaient de tous côtés ; les gardiens se roulaient dans leurs abbaïls et s’étendaient sur la terre près de leurs lances et de leurs fusils. Je m’approchai de notre silencieuse caravane. Au bruit de mes pas, quelques chevaux ouvrirent lentement