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Houceïn, devait mettre trois jours à remplir sa mission. Vers le milieu de la nuit suivante, s’étant réveillé pour faire sa prière, il entendit heurter à la porte de sa maison : il alla ouvrir et reconnut la femme de Houceïn qui venait lui annoncer que son mari était déjà de retour, mais que la fatigue de la marche l’empêchait de venir se présenter lui-même. À ces paroles, Schamyl comprit qu’un grave événement s’était passé : « Hamzat-Bek a été tué ! » s’écria-t-il. Le rapport de Houceïn, le lendemain matin, confirma son pressentiment. Cette mort laissait l’autorité tout entière entre les mains de Schamyl. Avant de savoir comment il l’exerça, nous avons à retourner un peu en arrière. Quels avaient été les commencemens du jeune disciple de Gazy-Mollah, du successeur de Hamzat-Bek ? C’est ce qu’il faut dire pour mieux faire connaître l’homme dont le combat de Himry a pu déjà nous révéler la valeur.

Les commencemens de Schamyl ne furent point infimes et obscurs, comme on l’a cru pendant longtemps[1]. Un officier de l’armée russe, M. Daragan[2], auteur d’un travail sur la guerre du Caucase, prétend que l’on se souvient encore de lui dans la ville de Temir-Khan-Schoura comme d’un petit marchand de raisins et d’un intrépide danseur de la lezghinka. D’autres ont affirmé qu’il avait été dans sa jeunesse danseur de corde, d’après une opinion accréditée par son extrême agilité et son habileté sans pareille dans les exercices gymnastiques[3]. Tous ces bruits sont faux, et Schamyl, qui en a eu

  1. Je n’entends nullement faire ici allusion aux biographies apocryphes de Schamyl publiées à Paris à l’époque de l’expédition de Crimée, accompagnées de son portrait, le plus fantastique et le plus à contre-sens que l’on puisse imaginer. Les auteurs de ces singuliers écrits auraient de quoi être amplement satisfaits et d’eux-mêmes et de leur travail, si jamais ils ouvraient la brochure de M. le comte W. Sollohub, le Caucase dans la question d’Orient, Saint-Pétersbourg 1855, ou s’il leur était possible de lire une autre brochure qui a paru à la même époque, en russe, sous le titre de Schamyl vu du Caucase et Schamyl vu de Paris !
  2. Borba se muridizmom i Schamilem Lutte avec le muridisme et Schamyl.
  3. Cette agilité fut mise à l’épreuve dans une circonstance qui m’a été racontée par un ancien officier de l’armée du Caucase, et qui mérite d’être connue. C’était au siège d’Akhoulgo en 1839. Après des combats affreux et des pertes considérables, les Russes, commandés par le général Grabbe, étaient parvenus au sommet de la montagne au pied des murailles de l’aoûl ; ils le cernaient de tous côtés, excepté sur un point où la roche surplombe à une hauteur immense le cours du Koïçou. Schamyl, réduit aux abois, proposa, pour gagner du temps, des pourparlers. Le général Pullo fut chargé de s’aboucher avec lui ; l’imâm promit de se soumettre et remit son fils en otage amanat. Comme les conférences traînaient en longueur, une attaque définitive fut résolue. Pour le coup, on tenait enfin cet ennemi qui défiait depuis si longtemps toutes les poursuites. En entrant dans Akhoulgo, le premier soin des Russes fut de fouiller toutes les maisons, toutes les anfractuosités du rocher, de sonder toutes les cachettes. Vaines recherches ! Schamyl avait disparu. Les soldats crurent décidément qu’il avait fait un pacte avec le diable, ou qu’il était le diable lui-même. La vérité est qu’il s’était sauvé par un prodige d’audace et d’adresse. Pendant la nuit qui précéda l’assaut, il avait fait réunir et ajuster bout à bout les sangles et les brides des chevaux, les bretelles des fusils et les ceinturons des sabres, et, glissant par cette corde improvisée, suspendu sur l’abîme, il avait pris pied sur une barque, et s’était dérobé à la faveur des ténèbres de la nuit.