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Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/329

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l’y a vu déployer un tact et un à-propos parfaits dans la situation nouvelle où il avait été jeté si brusquement, et cette dignité calme et aisée de l’homme habitué à exercer le commandement et à recevoir publiquement des hommages.


III. — SCHAMYL PRISONNIER A KALOUGA.

Présenté à l’empereur Alexandre II, qui parcourait alors la Russie méridionale, à Tchougouïev, ville du gouvernement de Kharkov, Schamyl reçut un accueil qui dut le rassurer entièrement sur son sort et qui le toucha profondément. Le monarque avait voulu que, dans cette entrevue, l’imâm conservât sur lui toutes ses armes, respectant le point d’honneur, plus cher que la vie au montagnard, qui l’oblige à ne les déposer jamais. Il lui assigna une pension annuelle de 10,000 roubles, et pour résidence Kalouga, de toutes les villes russes, la plus attrayante peut-être pour un enfant du Caucase. La campagne aux environs, couverte de forêts, de buissons et de broussailles, coupée par des ravins et sillonnée par de petites rivières, imite à s’y méprendre les sites verdoyans et sauvages de la Tchetchenia. Plus d’une fois, en contemplant de sa fenêtre le panorama qui lui rappelle de si doux souvenirs, Schamyl s’est écrié, dans les transports de son illusion : Tchatchen ! vallah Tchatchen ! khop Tchalchen[1] !

La maison qui lui a été donnée pour habitation a été disposée, sous la direction de M. le prince Vadborskii, de manière à recevoir avec toutes les convenances possibles le harem de l’imâm et les jeunes ménages de ses deux fils, Gazy-Mahomet et Mohammed-Scheffi : trois familles, trois étages. Elle a été décorée et meublée suivant le désir et les indications de Schamyl, qui en a exclu tout ce qui pouvait choquer ses habitudes d’extrême simplicité ou ses préjugés religieux, glaces, tableaux, soieries, tentures à représentations humaines ou d’animaux, qu’interdit la loi musulmane. Une seule pièce au premier étage, le salon de réception, a été décoré dans le goût européen, mais du reste assez simplement. Par une condescendance qui a dû coûter au vieil imâm bien des soupirs arrachés par l’idée de la décadence des mœurs et de la foi antiques, une exception a été autorisée pour le local réservé à la femme de son fils Gazy-Mahomet, la belle Kerima, fille de Daniel-Bek, la rose du Caucase, comme l’a surnommée Khadjio, l’ancien trésorier de Schamyl à Véden et investi aujourd’hui des mêmes fonctions à Kalouga. Cet appartement a été approprié aux instincts élégans et aristocratiques d’une jeune femme d’une illustre naissance : ameublement européen,

  1. « Par Dieu, c’est la Tchetchenia ! oui, c’est bien la Tchetchenia ! »