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naïf enfant de la nature. Il s’est résigné avec cette force d’âme qu’il puise dans son intelligence supérieure, dans ses sentimens religieux, et avec cette facilité que le dogme du fatalisme prête aux Orientaux. Il est gai et souriant d’habitude, à moins que le réveil soudain de quelque souvenir ne vienne répandre un nuage de tristesse sur sa physionomie ordinairement sereine. Pour éviter ces douloureux retours, il a recours à la prière et à un redoublement de ferveur. Il a porté de cinq, qui est le chiffre canonique et obligatoire, jusqu’à neuf le nombre de ses namaz journaliers. Ame droite et honnête, cœur chaud et généreux, il gagne l’affection de tous ceux qui l’approchent, et lui-même se montre très sensible aux témoignages de sympathie qui lui sont adressés. Il s’était attaché si vivement à M. le colonel Bogouslavski, qui pendant deux mois avait été chargé de veiller sur lui, que, lorsque le colonel dut partir pour aller reprendre ses fonctions à Pétersbourg et céda sa place à son successeur, cette séparation fut aussi pénible à l’imâm que celle d’un frère, et le plongea pendant plusieurs jours dans un profond chagrin. Dans son intérieur, il est constamment doux et tranquille ; jamais il ne gronde ou n’élève la voix ; il fait si peu de bruit et cause si peu d’embarras que l’on n’y soupçonnerait pas même sa présence. Lorsqu’il éprouve quelque contrariété domestique, aucune parole de mécontentement ne sort de sa bouche, seulement une ride profonde qui sépare ses deux sourcils se contracte légèrement ; mais au bout de quelques minutes sa figure reprend son aspect de calme habituel. Pour les siens, il est réservé et assez peu expansif ; cependant il les aime tendrement. Un jour où il déplorait avec un profond chagrin et les paupières humides la perte des parens et des amis qu’il avait vus tomber à ses côtés, et l’ingratitude de tant de gens qu’il avait comblés de bienfaits : « Mon. fils, ajouta-t-il, mon Gazy-Mahomet, que je préfère à tout dans ce monde, mon fils lui-même a abandonné son vieux père pour vouer son cœur tout entier à une femme. » Comme les montagnards du Caucase, il a une prédilection instinctive pour les petits enfans et leur témoigne avec effusion une bonté paternelle. Lorsqu’il va dans une famille russe, il les appelle à lui, les prend sur ses genoux, les caresse, leur distribue les friandises qu’on lui offre, comme le ferait un bon vieux grand-père, et, bientôt familiarisés avec sa longue barbe, son turban et ses armes effrayantes, ces petits êtres s’aventurent à jouer avec lui.

Combien de fois n’a-t-il pas été taxé de fanatisme par les écrivains qui ont eu à parler de lui à l’époque de la guerre ! Cette épithète semblait l’accompagnement obligé de son nom. Un trait cité par son biographe prouve que, s’il a été un rigide et fervent apôtre du muridisme, comme chef politique il entendait et pratiquait largement la tolérance religieuse. Dans l’opinion de M. Rounovskii, c’est