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nous dirions volontiers (parodiant la plaisanterie de lord ***) que ses membres n’étaient ni aussi grands, ni aussi bleus, c’est-à-dire aussi ridicules que tour à tour on les a faits. D’un excès d’honneur passés tout à coup à un excès d’indignité, leur véritable place serait, selon nous, à mi-chemin de l’un et de l’autre. Examinez-les de près, vous trouverez qu’ils eurent, comme tant d’autres, leur dose de bon sens, de savoir, d’esprit même et de goût… relatif, mêlée, en proportions peut-être un peu insuffisantes, à une vanité risible, à des prétentions excessives, à une subtilité, une délicatesse outrées.

Dans ce groupe, immédiatement au-dessous de l’idole énorme, farouche, imposante et grotesque, se dessinent le profil accentué, la taille naine, les grands yeux expressifs de mistress Thrale (en secondes noces mistress Piozzi), l’amie de Johnson, la protectrice de miss Burney, la rivale de lady Montague. Encensée, adulée en Angleterre presque autant que l’était Corinne à Paris, chantée par tous les ppétereaux de l’époque, gâtée, malgré une mésalliance notable, par une portion de l’aristocratie, elle joua pendant quinze ans le rôle si difficile et si périlleux de bel-esprit à la mode ; puis l’expiation suivit le triomphe, et, pour avoir voulu affronter les préjugés de ce monde élégant dont, mieux que personne, elle avait pu apprécier la faiblesse, elle se vit en butte au plus formidable crescendo de calomnies et d’injures dont on ait jamais accablé une tête innocente. Elle y opposa cette obstination stoïque, cette résignation sereine que toute femme d’un certain âge puise sans peine dans son dévouement à quelque tardif amour : elle vainquit, elle dompta l’opinion déchaînée, et vécut heureuse, quoique déchue. Enfin, veuve une seconde fois, elle sut encore se rattacher à la vie par le besoin même qu’elle avait de vivre et l’énergie propre d’une riche nature.

Telle fut en résumé l’existence que nous voudrions esquisser rapidement. Elle n’a guère été appréciée jusqu’ici que sous deux aspects tout à fait différens et qu’on semble avoir jugés inconciliables : l’éloge immodéré, le ridicule extrême. Lord Macaulay lui-même, cet historien si volontiers équitable, ce biographe si fréquemment impartial, ne nous semble pas avoir pesé mistress Thrale, — cette ombre impalpable et légère, — dans ses balances les mieux équilibrées ; il l’a sacrifiée sans pitié à la mémoire de Samuel Johnson[1], qui n’eût pas accepté volontiers ce sanglant hommage. En lisant les pages amères de lord Macaulay, il nous semblait à chaque instant entendre les réclamations irritées du magnanime, et pompeux docteur, ce misanthrope cynique tant et tant de fois amoureux. Il nous

  1. Relire, dans ses Œuvres diverses (première série, traduction de M. Amédée Pichot), la biographie du célèbre moraliste.