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œuvres d’art d’immoral que le mensonge, qu’il soit cynique ou décent, peu importe. Voilà, en deux mots, notre avis, que nous résumons faute de ne pouvoir le développer convenablement, en renvoyant ceux de nos lecteurs qui par hasard seraient curieux de le connaître à quelques pages insérées ici même, il y a un an, sur le roman contemporain. Mais, pour sortir des théories générales et pour nous en tenir à l’espèce en question, comme on dit au palais, je crains qu’il n’y ait beaucoup d’exagération dans tout le bruit qu’on a fait sur l’immoralité des romans de Mme Sand. Mme Sand, dit-on, a attaqué l’institution du mariage. Pour ma part, je n’ai jamais vu dans ses œuvres rien de pareil. Qu’est-ce donc que Mme Sand nous apprend sur le mariage que nous ne sachions tous aussi bien qu’elle, et qui ne fasse l’objet des conversations ordinaires du monde ? Que nous apprend Indiana par exemple, un des romans les plus incriminés ? Il nous apprend que l’union d’une jeune femme et d’un vieillard est presque toujours malheureuse, et que de ces sortes d’unions il ne sort que de détestable, ménages. Qui niera le fait, et qui donc s’aviserait de trouver immoral l’homme qui dans le monde émettrait une pareille opinion ? Ce qui serait immoral, ce serait, non pas de condamner de telles unions, mais de déclarer qu’elles sont nulles, une fois contractées, par cela seul qu’elles sont mauvaises, d’encourager Indiana à rompre son serment et de l’applaudir pour l’avoir rompu ; or il n’y a que la mauvaise foi qui puisse trouver quelque chose de pareil dans le roman de Mme Sand. Jacques est considéré comme le plus direct des plaidoyers de Mme Sand contre le mariage, et pourtant qu’y a-t-il au fond de ce roman qui n’ait mille fois attiré dans le monde l’attention de ceux qui savent observer ? Qui ne connaît quelqu’une de ces unions malheureuses, parce que les époux se sont laissé égarer par une illusion noble de l’âme, et qu’ils n’ont pas assez consulté les oracles de la nature, qui sont toujours si clairs et si précis ? Jacques et Fernande ont cru qu’ils pouvaient s’aimer malgré l’âge et l’expérience qui les séparaient, et nul parmi ceux qui les entouraient n’a rien vu qui s’opposât à cette union ; mais, comme cette alliance reposait sur une illusion de l’âme, la nature, qui n’a pas été consultée, se venge : il y a toujours entre les époux une distance que l’amour ne suffit pas à supprimer. Qui ne sent la vérité profonde de cette donnée, et qui donc est assez myope pour n’avoir pas mille fois observé de ses propres yeux un pareil spectacle ? L’immoralité consisterait-elle par hasard à dire ce que tout le monde sait et même ce que tout le monde dit tout haut sans se gêner ? Il serait singulier que les écrivains eussent moins de droits que le premier observateur ou le premier causeur venu. Tous les autres romans de Mme Sand, si on y regarde bien, nous enseignent des erreurs aussi monstrueuses que les précédentes ! Valentine nous enseigne par exemple que souvent une femme résiste dans sa force et succombe dans sa faiblesse ; je copie la pensée qui sert d’épigraphe au livre. Eh bien ! après ? Lélia, la froide Lélia, nous enseigne que l’exercice ardent des facultés intellectuelles suspend presque toujours la faculté d’aimer. Quelqu’un l’ignore-t-il ? S’il l’ignore, peut-être qu’il l’apprendra un jour ou l’autre, et que l’occasion se présentera pour lui de combler cette lacune de son expérience. Leone Leoni nous révèle, il est vrai, une chose beaucoup plus grave que les précédentes, une chose vraiment immorale cette fois, immorale comme Manon Lescaut ; mais qu’y faire ? Ce n’est