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Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/592

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soit en effet le rôle politique, joué par Pie IX, et bien qu’il y ait autour de son trône tout un cimetière d’espérances détruites, bien qu’il ait attiré sur lui la haine irréconciliable des hommes qui l’exaltaient autrefois comme un libérateur, nul ne peut méconnaître chez lui la grâce, la bonté et surtout cette mémoire du cœur qui, environnée de l’éclat du rang suprême, est semblable à un diamant dont une monture précieuse centuple la beauté. »


Elpis Melena cite alors des exemples touchans de cette mémoire du cœur chez le doux pontife romain, car elle paraît fort initiée aux secrets de la société italienne, elle connaît bien des prélats, bien des cardinaux, elle connaît surtout ce cardinal Gaude, ancien moine piémontais, que le comte Mastaï avait si tendrement aimé dans sa jeunesse, et que Pie IX a été si heureux d’arracher à son obscurité pour l’élever aux premiers honneurs de l’église.

À Rimini, à Cesena, aux bords du Rubicon, à Santa-Maria-del-Monte, à Forli, à Rocca-San-Casciano, à Pontassieve, dans toutes ces villes, dans tous ces bourgs si peu connus, mais auxquels se rattachent toujours quelques souvenirs du passé ou quelques traits des mœurs d’aujourd’hui, l’aimable et savante amazone ne perd ni son temps ni sa peine. Ses tableaux de la Toscane ont aussi un charme original. Je la suivrais volontiers jusqu’en Savoie, volontiers j’écouterais ces vers de Virgile, d’Horace, de Perse, si promptement évoqués dans son esprit par l’aspect des lieux où elle passe, et ces citations de Boccace ou d’Arioste, et ces réminiscences de lord Byron ou du comte Platen, et toutes ces anecdotes du monde, tous ces propos de high life, tout ce babil confiant d’une grande dame enthousiaste ; volontiers, dis-je, je la suivrais pendant ces cent et un jours à cheval. Je ne puis oublier pourtant le but de cette expédition excentrique, et j’aime mieux arriver tout de suite au cent et unième jour du voyage. Ce jour-là, le 29 août 1857, Bafîone, le noble animal, meurt des suites de ses fatigues en arrivant à Lucerne.


« Les trois jours qui suivirent mon arrivée dans la villa Bellerive, près de Lucerne, furent bien douloureux et bien sombres. Ceux qui ne partagent point mon amour pour les chevaux, ceux qui ne comprennent pas quelle reconnaissance est due à des serviteurs si fidèles, si loyaux, et que rien ne peut remplacer, ceux-là ne s’intéresseraient guère à l’histoire de ces trois jours. Quant à ceux qui partagent mes sympathies, ils ne me reprocheront pas d’avoir passé sous silence une période si cruellement pénible…

« Les derniers bruits venaient de s’éteindre dans les salles élégantes de la villa Bellerive. Les domestiques, marchant d’un pas furtif sur un parquet aussi poli que la glace, avaient emporté les lampes du salon. Une seule brûlait encore. Dans cette demi-ombre fantastique, les figures des merveilleuses toiles qui couvraient la muraille semblaient vouloir descendre de leurs cadres. Le dernier coup de minuit venait de sonner à la pendule richement ornée dans le style rococo, et le balancier continuait son tic tac monotone…