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cette verdeur d’émotion qui se plaît à toute chose ; j’étais pris par des pensées trop vivantes pour n’être point promptement las des musées, de la Chiaja, de Pausilippe, et surtout de la rue de Tolède. Une de mes rares distractions était, du balcon de la Foresteria, de regarder prêcher le père Gavazzi ; je dis regarder, car, l’ayant écouté une fois, je ne fus point tenté de renouveler l’épreuve. Quelquefois, avant le coucher du soleil, à l’heure où tout le peuple de Naples est dans les rues, on dressait sur la grande place du palais, entre les statues équestres de Charles III et de Ferdinand Ier, une tribune en planches qu’on enveloppait de cotonnade rouge, comme un orchestre de guinguette. Dans un coin, on y déposait un drapeau national pour faciliter les mouvemens oratoires ; on savait ce que cela voulait dire, et tout le peuple accourait. Le père Gavazzi arrivait alors, vêtu de sa casaque rouge, débraillé, montrant le calicot de sa chemise blanche, une cravate mal nouée en satin noir autour du cou. Il regardait la foule qui levait vers lui ses mille têtes attentives, puis il toussait, crachait d’une façon retentissante, et commençait. Sa voix de tonnerre ondulait sur la place et allait frapper les échos entre les colonnes de l’église Saint-Vincent-de-Paule. Jamais âne qui brait pour avoir du son n’eut des éclats semblables. C’est un homme grand et solide sans être obèse ; la face est commune, grêlée, jaunâtre, et éclairée de deux yeux extrêmement vifs et mobiles. Sa grosse chevelure noire entoure son visage rasé, qui repose sur un cou énorme ; ses larges mains osseuses frappent sur la rampe des balustrades et l’ébranlent à grands coups sans jamais se lasser ; son poignet et sa voix vont de pair, il hurle ses sermons et les mime à coups de poing. Ce qu’il dit, on peut le supposer ; il s’enfle, il s’enfle, et s’il ne crève pas comme la grenouille, c’est qu’il a une poitrine de taureau. Son geste est d’une extravagance inimaginable et suffit à faire de lui un spectacle très divertissant. Les pantins à ressort qui ont cassé leur mécanique n’ont jamais fait de si curieux soubresauts. Il se tape sur la tête, il se donne des coups de poing sur la poitrine, il se prend à bras le corps comme s’il voulait s’étouffer, il se laisse choir avec mélancolie sur le rebord de la tribune ; il saisit sa tête à deux mains par derrière, l’agite comme s’il voulait la déraciner et la jeter au nez de ceux qui l’écoutent ; c’est là son nec plus ultra, c’est le : « Allez dire à votre maître… » de ce Mirabeau de carrefour. J’avais commencé par être irrité de toute cette pantomime, mais je finis par en rire et j’allais me divertir à regarder padre Gavazzi gesticuler un sermon, comme j’aurais regardé Paillasse avaler des étoupes. Il représentait pour moi un des personnages inédits de la comédie italienne, non pas un des moins curieux, et je lui donnerais volontiers place entre dom Tarteglia et le