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convenable de les éloigner en les plaçant dans des pensionnats, à Saint-Germain, sous prétexte de terminer leur éducation. Cette répugnance, que les orphelins éprouvent presque toujours en pareil cas, pouvait d’ailleurs s’expliquer par des motifs particuliers : il n’est pas impossible qu’ils crussent voir une mésalliance dans le mariage de la veuve du vicomte de Beauharnais avec un jeune officier sans fortune, d’un extérieur étrange et presque sauvage, à qui le hasard d’une émeute heureusement réprimée venait de procurer les bonnes grâces du gouvernement, mais qui n’avait jamais commandé contre l’ennemi une armée ni même une division. Ce qui est certain, c’est que les amis du général Bonaparte, s’exagérant, dans leur ignorance des élémens de l’ancienne société française, la situation qu’y occupait Mme de Beauharnais, se persuadèrent qu’en l’épousant il s’alliait à la plus haute aristocratie et en conçurent quelque vanité. Il ne serait donc pas surprenant, je le répète, que l’amour-propre du jeune Beauharnais et de sa sœur eût été froissé d’un événement qui cependant leur préparait un si brillant avenir.

Le moment n’était pas éloigné où ils devaient reconnaître que leur mère n’avait pas pris un si mauvais parti. Le général Bonaparte fut nommé commandant en chef de l’armée d’Italie. Au moment de partir pour ouvrir cette campagne immortelle que ses plus brillans exploits, pendant tout le reste de sa carrière, ont à peine égalée et n’ont certainement pas surpassée, il promit à Eugène de l’appeler auprès de lui dès qu’il aurait, par un travail opiniâtre, réparé le temps perdu pour son instruction au milieu des désordres révolutionnaires. Encouragé par cette promesse, le jeune homme se mit à l’œuvre avec une telle ardeur que l’année suivante ses études étaient terminées. Nommé à quinze ans sous-lieutenant de hussards par la protection toute-puissante de son glorieux beau-père, il alla remplir auprès de lui les fonctions d’aide-de-camp. Déjà l’Italie était conquise ; mais Bonaparte le chargea de travaux qui supposaient des connaissances positives et une certaine maturité d’esprit, tels que des levées de terrain et même une sorte de mission diplomatique dans les Iles-Ioniennes, dont le jeune officier s’acquitta, à ce qu’il paraît, d’une manière satisfaisante.

L’année d’après, il l’emmena avec lui en Égypte. Eugène assista aux principaux faits d’armes de cette expédition, et à dix-sept ans il fut promu au grade de lieutenant. Dans le récit qu’il fait de cette époque de sa vie, un trait m’a particulièrement frappé, parce qu’il prouve tout à la fois une fermeté remarquable dans un homme de cet âge et un sentiment de dignité morale bien rare dans le monde où il vivait. Le général Bonaparte avait formé une liaison intime avec la femme d’un des officiers de l’armée, et il se promenait souvent