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il est fort à son aise : il parle à des hommes éclairés et humains ; mais quand ces instructions sont traduites dans les langues et dans les passions du pays, Dieu sait comment elles sont entendues, Dieu sait quel effet elles produisent ! Nous pouvons en Europe nous laisser aller sans trop d’inconvénient à nos jalousies nationales, nous pouvons de prince à prince et de peuple à peuple nous faire des noirceurs qui ne dépassent pas la limite des méchancetés civilisées ; mais prenons garde de transporter nos noirceurs diplomatiques d’Europe en Asie. Elles s’aigrissent et s’enveniment sous ce nouveau ciel. Combattez l’influence française, dit sir M. Bulwer aux consuls anglais ; quoi de plus simple et de plus permis ? A Rasheya, Mohammed-en-Nazar croit que la meilleure manière « de diminuer l’influence française est de diminuer le nombre des chrétiens : » aussi il en tue et en massacre le plus qu’il peut ; puis il irait volontiers,

Leurs têtes à la main, demandant son salaire,


et il s’étonne que « le gouvernement anglais ne soit pas extrêmement content de ce qu’il a fait. » Mohammed-en-Nazar se plaint aujourd’hui, j’en suis sûr, de la déloyauté de l’Angleterre.


V

Il ne me reste plus, pour en finir avec la première partie de l’analyse que je fais du recueil des documens anglais, qu’à dire un mot de la prétention qu’a la Porte-Ottomane, dans sa note du 27 juillet 1860, de considérer l’expédition de Syrie comme « une sorte d’atteinte aux droits de souveraineté du sultan. »

La Porte-Ottomane a toujours l’air de croire que lorsqu’elle est entrée dans le droit public européen par le traité de Paris de 1856, elle y est entrée sans conditions, avec sa vieille souveraineté, telle que l’avaient faite les conquêtes de la barbarie sur la civilisation, de l’Asie sur l’Europe. C’est une grave erreur. Entre 1453 et 1861, entre Mahomet II et le sultan actuel Abdul-Medjid, il y a une grande différence. Mahomet II est un conquérant barbare ; Abdul-Medjid est depuis 1856 un souverain européen. Cependant il ne faut pas s’imaginer que l’Europe ait accordé un pareil titre et une pareille garantie au sultan sans lui imposer en même temps des obligations. On ne peut pas en douter un instant dès qu’on lit les protocoles du congrès de Paris en 1856. Ainsi, lorsque dans la séance du 28 février 1856 M. le comte Walewski déclare qu’il y a lieu « de constater l’entrée de la Turquie dans le droit public européen, les plénipotentiaires