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et de leur victoire. De là vient que les uns réclamaient la liberté de la commune, la liberté de l’enseignement, la liberté de l’association, espérant ressaisir ainsi leur influence perdue ; les autres, au contraire, que leurs principes auraient dû conduire à défendre toutes les libertés, ne voyaient dans certaines d’entre elles qu’un piège de la féodalité, du clergé et de l’aristocratie. C’est à cause de ce malentendu que le parti de la révolution s’est toujours attaché si énergiquement à la centralisation et à l’omnipotence de l’état. M. de Tocqueville, l’un des premiers, sinon le premier, a soutenu à la fois ces deux principes : que la démocratie est la forme nécessaire de la société moderne, et que la démocratie doit avoir pour base et en même temps pour limite toutes les libertés. Tandis que toutes les écoles politiques de son époque combattaient pour ou contre le suffrage universel, il pénétrait plus avant, et, montrant dans la commune le noyau de l’état, il voyait dans la liberté communale la garantie la plus solide et de la liberté politique et de l’ordre public. « Les institutions communales, disait-il, sont à la liberté ce que les écoles primaires sont à la science : elles la mettent à la portée du peuple, elles lui en font goûter l’usage paisible et l’habituent à s’en servir. » Il conseillait donc de reprendre les choses par la base et d’assurer le sous-sol, au lieu de construire des édifices magnifiques qui tombent par terre l’un après l’autre avec fracas après les plus belles promesses. C’était là, comme il le dit lui-même dans une lettre à M. de Kergorlay, « la plus vitale de ses pensées… Indiquer, s’il se peut, aux hommes ce qu’il faut faire pour échapper à la tyrannie et à l’abâtardissement en devenant démocratiques, telle est l’idée générale dans laquelle peut se résumer mon livre… Travailler en ce sens, c’est à mes yeux une occupation sainte. »

Ce n’est pas seulement la liberté de l’individu, la liberté de la pensée, la liberté de la commune, que Tocqueville croyait menacées dans les sociétés démocratiques, c’est encore la liberté politique. Tandis que les écoles démocratiques et humanitaires s’enivraient elles-mêmes de leurs rêves et de leurs formules, croyant que les mots d’avenir, de progresse peuple, répondent à tout, tandis qu’elles confondaient l’égalité avec la liberté et s’imaginaient que l’une est toujours le plus sûr garant de l’autre, Tocqueville démêlait avec précision ces deux objets. Il montrait qu’ils ne sont pas toujours en raison directe l’un de l’autre, que l’esprit d’égalité n’a rien à craindre, qu’il est irrésistible, qu’il trouve toujours à gagner, même dans ses défaites, que les gouvernemens ont intérêt à l’encourager et à le satisfaire, que, soutenue par la passion des peuples et l’intérêt des souverains, l’égalité fera son chemin quand même et par la force des choses, qu’enfin le vrai problème ne consiste pas à chercher si