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des principes excellens, nous laissent libres de juger de la mesure et des moyens de l’exécution. Rien n’est moins instructif que ces politiques qui ont des expédiens particuliers pour toutes les affaires, ne vous permettant pas d’en imaginer d’autres que ceux qu’ils ont conçus. Sans doute, lorsqu’une question particulière est soulevée, le publiciste doit lui donner une solution pratique et proposer des moyens proportionnés aux conjonctures ; mais dans la science il doit se borner aux principes : c’est à cette condition qu’il peut espérer de vivre au-delà d’un temps et d’un pays particulier.

Pour s’assurer d’ailleurs qu’un auteur a quelque originalité et quelque puissance, il faut examiner si ses idées se sont répandues et ont conquis une certaine faveur. Or c’est ce que l’on ne peut nier de M. de Tocqueville. Quand le livre de la Démocratie a paru il y a près de trente ans, il semblait être l’œuvre isolée d’un penseur. Aujourd’hui il a presque formé une école. Parmi les écrivains qui depuis une dizaine d’années ont conquis l’attention publique, la plupart et les plus hardis ont pris parti pour l’individu contre la toute-puissance de l’état et même contre la toute-puissance des masses, si chère à l’école humanitaire. L’avertissement du socialisme a été décisif et a pu servir de démonstration pratique à la thèse de M. de Tocqueville. Un écrivain démocrate d’un rare talent, M. Dupont-White, a senti fléchir la thèse favorite de son parti. Il a écrit en faveur de l’état et contre l’individu deux livres remarquables, dont M. de Rémusat a fait ici même l’examen[1]. Ce cri d’alarme indique bien que l’école démocratique elle-même est aujourd’hui ébranlée dans sa foi sans bornes à la souveraineté absolue de l’état, et qu’elle est envahie par l’individualisme. Le panthéisme politique cède du terrain en attendant qu’il en soit de même du panthéisme philosophique. Je n’hésite pas à attribuer à M. de Tocqueville la première origine de cette direction nouvelle de la pensée en France, non pas que les événemens n’y aient été pour beaucoup ; mais c’est précisément la supériorité de ce grand esprit d’avoir pensé le premier et avant les événemens ce que tant d’autres ne devaient penser qu’après.


II

Après avoir exposé les doctrines de M. de Tocqueville et en avoir fait, je l’espère, ressortir la véritable portée, qu’il me soit permis de présenter quelques observations qui ne changent pas essentiellement le fond de sa pensée, mais qui la complètent. Quoique Tocqueville soit, à mon avis, un des publicistes qui se sont le moins

  1. Voyez la Revue du 15 octobre 1860.