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l’emmène chez lui, le copie et écrit en grandes lettres sur sa toile le nom de Menippus. Entre-t-il, au contraire, chez quelque savant de ses amis, sale, en désordre, poussant l’oubli des choses de ce monde jusqu’à ne point porter de linge, du reste tête intelligente, énergique, à l’œil observateur, aux pommettes saillantes, au front bien planté, laideur repoussante et spirituelle : il le supplie de se laisser peindre tel qu’il est, avec sa robe de chambre pour unique vêtement, la main passée dans la ceinture, l’autre tenant un livre, et sur la toile il écrit le nom d’AEsopus. C’était sa façon de comprendre l’antique.

Ce goût du trivial ne doit pas nous étonner chez Velasquez : il est dans le génie espagnol, extrême en toutes choses, capable d’aimer à la fois ce qui est bas et ce qui est sublime. La littérature offre plus d’un exemple de cette alliance ; en cela, elle n’est que l’expression du caractère national. C’est pourquoi Velasquez semble s’être prêté sans répugnance à une mode de son temps, lorsqu’il a peint, les nains et les bouffons qui divertissaient alors la cour. Il les a peints de grandeur naturelle, comme tous les personnages que je viens de citer, et sa verve est aussi souple que soutenue en face de ces monstruosités. Ici, il assied sur le sol un nain hideux, trapu, à la tête carrée, vigoureux comme un portefaix, et il emploie à le colorer toutes les ressources de sa palette ; là, il en représente un autre habillé et empanaché comme un courtisan, avec une perruque gigantesque, le feutre en main, et s’appuyant sur un chien aussi grand que lui. Plus loin, en voici un qui se coiffe sur l’oreille d’un air provocateur ; il tient une plume et feuillette un gros livre, comme s’il y cherchait des argumens pour foudroyer son adversaire. Ses petites mains sont nerveuses, son visage pointu, son front haut ; de chétives moustaches ne peuvent cacher sa bouche réfléchie et pleine de rancune. Hélas ! ce pygmée de la science serait-il la satire de certains savans et le symbole de leurs discussions stériles ? Quelquefois le sentiment combat l’ironie. Par exemple, arrêtez-vous devant ce nain accroupi et vêtu de noir, avec un col et des manches de dentelle : son poing est appuyé sur la paume de son autre main, il vous regarde et rit d’un rire triste où l’amertume se mêle à une nuance d’idiotisme, comme si la souffrance naissait du ridicule. La sensibilité est chose si étrangère au talent de Velasquez qu’il faut croire qu’il a trouvé cette opposition dans l’expression naturelle de son modèle. Du reste, il copiait la nature avec une telle vérité qu’on reconnaît encore en Espagne certains types qui se sont perpétués, et devant lesquels on s’arrête subitement, comme lorsque l’on rencontre dans la rue l’original d’un portrait. Je me promenais un jour à Grenade dans le quartier qui fut jadis le quartier arabe. Sur le seuil d’une masure en ruine, un enfant était assis et regardait les