Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/224

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et immodérée était nuisible au goût éclairé des arts, nous en disons autant de l’admiration aveugle qui confond dans un même enthousiasme les œuvres les plus diverses sous prétexte qu’elles portent toutes la même qualification superlative.

Celui qui ne sait pas faire cette distinction entre les chefs-d’œuvre, celui qui ne sait pas admirer proportionnellement pour ainsi dire, qui confond dans un banal enthousiasme tous les genres de beauté, pour lequel ce mot de chef-d’œuvre n’est pas susceptible de nuances infinies, n’aura jamais un goût éclairé des arts, et si le malheur veut que pour une raison ou pour une autre il soit autorisé à imposer ses préférences, il égarera infailliblement ceux qu’il prétend guider. J’ai l’air d’énoncer ce que les Anglais appellent un truism ; mais la question a son importance pratique et vaut la peine de faire réfléchir un instant ceux qui ont quelque souci du goût public. Je prends un exemple pour illustrer ma pensée. On dit un chef-d’œuvre de Murillo comme on dit un chef-d’œuvre de Raphaël et de Léonard, et cependant quelle différence d’acception un véritable connaisseur donnera dans l’un ou dans l’autre cas à ce même mot ! Un chef-d’œuvre de Murillo n’est un chef-d’œuvre que relativement, par comparaison avec les autres œuvres du même peintre ou celles de l’école à laquelle il appartient. Un chef-d’œuvre de Raphaël ou de Léonard est un chef-d’œuvre absolu et qui défie toute comparaison ; il vit de sa vie propre, il n’a pas besoin, pour faire éclater sa supériorité, du rapprochement des autres tableaux du même peintre ou des œuvres de ses émules et de ses rivaux. Un seul chef-d’œuvre me suffit pour attester le génie de Léonard, de Raphaël, de Titien, et il me serait impossible d’en dire autant d’un tableau de Murillo. Celui qui posséderait la Madone de Saint-Sixte ou la Vierge à la Chaise n’aurait pas besoin d’autres échantillons du génie de Raphaël ; celui qui ne posséderait qu’un seul tableau de Murillo, fût-ce le plus beau de tous, n’aurait au contraire qu’une idée très incomplète de ce peintre. La question a bien son importance, on le voit, et mérite d’arrêter l’attention non-seulement des millionnaires qui seraient désireux de se former une galerie de peinture, mais des personnes qui sont chargées de l’administration de nos musées. On a payé d’un prix énorme une toile aimable et gracieuse de Murillo, la Conception. C’est un chef-d’œuvre, je l’accorde ; mais les points de comparaison manquent au contemplateur pour comprendre comment cette toile est un chef-d’œuvre, car elle n’a pas en elle-même une puissance de beauté suffisante pour imposer l’admiration. Séparée des autres toiles de Murillo, elle est pour ainsi humiliée et déclassée ; elle soutient mal la comparaison avec les tableaux des grands maîtres italiens qui l’entourent, et le véritable sentiment qu’elle inspire est cette