Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/236

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beaucoup, et on peut le recommander, à ce titre, à tous ceux qui voudraient voir le goût des arts en France se répandre et s’éclairer. Ce livre a un mérite qui n’est pas commun aujourd’hui : il n’entretient ses lecteurs que de grands artistes et ne les promène que dans les régions du grand art ; il peut leur apprendre ainsi ce qu’ils doivent admirer, et comment ils doivent s’y prendre pour admirer. Chaque génération a ses maladies et ses infirmités de goût : c’est tantôt le pédantisme, tantôt le dilettantisme, tantôt la superstition intolérante ou le fanatisme exclusif. Les nôtres sont une curiosité puérile et un amour enfantin du bric-à-brac en art comme en littérature. Dans notre désir de trouver du nouveau et de ne pas répéter servilement ce que disaient nos devanciers, nous nous sommes jetés dans toute sorte de voies écartées, étroites ; nous avons fouillé et remué des terres maigres et sablonneuses, nous avons ramassé tous les oripeaux dédaignés de l’art, nettoyé et reverni toutes les vieilles toiles oubliées. Nous avons fait quelques heureuses trouvailles, je le sais, nous avons cassé quelques arrêts injustes, remis à leur vraie place quelques œuvres de mérite ; mais cette fièvre de curiosité n’a-t-elle pas donné tout ce qu’elle pouvait donner, et ne menace-t-elle pas de dégénérer en pure manie ? A force de fouiller l’art secondaire et d’éparpiller notre curiosité sur les artistes inférieurs, nous avons presque fini par oublier le grand art, et nous avons besoin, pour nous laver de la poussière de nos recherches, de venir nous rafraîchir aux sources abondantes et vraiment fécondes. Les générations qui nous ont précédés avaient fini par tomber dans le pédantisme par leur admiration aveugle pour les grands maîtres ; nous courons risque d’y tomber à notre tour par notre amour prolongé pour les œuvres d’une importance secondaire. Notre faculté d’admirer a certes acquis assez de souplesse et d’impartialité ; elle court risque maintenant de manquer de dignité et de noblesse. Si elle veut conserver ces vertus, elle n’a d’autre moyen que de retourner aux grands maîtres. Au lieu de chercher partout des sujets nouveaux d’admiration, ne serait-il pas plus sage à notre génération de suivre l’exemple donné par M. Clément, de s’adresser aux grandes œuvres, de s’efforcer de les admirer d’une manière indépendante, comme si elles étaient exposées aux yeux pour la première fois, d’essayer de les sentir d’une manière personnelle, comme si elles n’avaient jamais été goûtées avant elle ? Cette admiration reconquise en sa fraîcheur première, recréée dans sa fleur et dans sa naïveté par les propres efforts de chaque génération, contient peut-être le secret si souvent cherché qui permettrait de combiner les vertus de la liberté avec les avantages de la tradition.


EMILE MONTEGUT.