Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/329

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des boulets dans la direction de notre consulat, et répondu à nos avertissemens par des excuses dérisoires. L’amiral Laguerre dut les menacer de les punir, et il n’hésita point à informer le commandant des troupes impériales de l’utile concours que les circonstances le mettaient dans l’obligation de lui prêter. Notre procédé était loyal et parfaitement désintéressé ; le juge Kih le reconnut par une double trahison : il nous offrit une diversion qu’il ne fit pas, et laissa lutter seuls deux cent cinquante marins français contre toutes les forces assiégées ; puis quand, à la suite de cette héroïque attaque du 6 janvier 1855, qui nous coûta dix hommes et trois officiers, il eut appris par ses espions que la garnison, affaiblie et découragée, n’était plus en état de se défendre, il pénétra la nuit dans la ville sans nous prévenir, y mit le feu et y laissa commettre d’affreux massacres en dépit des engagemens formels qu’il avait pris avec nous. Un peu plus tard, Kih recevait le bouton de rubis[1] et la charge de gouverneur du Kiang-sou comme récompense de ses faciles triomphes. Dans le rapport par lequel il racontait ses exploits à l’empereur, il daignait mentionner en deux lignes insignifiantes l’assistance que nous lui avions prêtée[2], et ses administrés admiraient naïvement qu’il en eût tant fait pour nous !

La prise de Shang-haï mit le gouverneur du Kiang-sou en grand crédit à la cour. Plein de confiance dans ses talens militaires, l’empereur lui donna le commandement de l’armée qui assiégeait Tchin-kiang-fou[3]. Cet honneur lui devint fatal. L’année suivante, il fut battu par les rebelles, et périt sur le champ de bataille sans avoir pu accomplir sa mission. Un décret impérial lui accorda des récompenses posthumes. Hienn-foung voulut qu’un temple fût élevé sur le lieu même où il était mort en héros pour la défense du trône, et que son ombre fidèle y reçût les sacrifices dus aux mânes d’un vice-roi[4].

Cependant le généralissime Hiang-yong tenait toujours Nankin étroitement bloquée, et il savait calmer à propos l’impatience de son souverain en lui adressant de temps à autre le récit imaginaire de quelques combats sanglans, où le succès couronnait toujours ses efforts. C’est ainsi qu’en 1855 il avait brûlé ou coulé à fond plus d’un millier de jonques et tué plus de vingt mille hommes à l’ennemi,

  1. Le bouton de rubis est l’insigne le plus élevé que puisse recevoir un fonctionnaire chinois.
  2. « L’amiral Laguerre fut le premier parmi les étrangers qui nous aida a soumettre les rebelles. » Le gouverneur Kih n’en dit pas davantage.
  3. Préfecture située à l’embranchement du Yang-tze-kiang et du Grand-Canal, et position stratégique très importante.
  4. Ki-heul-hang-a était Mandchou et l’un des fonctionnaires les plus éclairés du gouvernement.