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du XVIIIe siècle étaient des espèces d’improvisateurs qui, sur un thème très simple que leur préparait le maestro, ajoutaient les ornemens et les inflexions de voix qu’ils voulaient. Ils étaient plus que des interprètes de la pensée du maître ; ils décidaient souvent du choix du sujet, prenaient une grande part à la conception de l’œuvre et se montraient ; fort exigeans sur la nature des effets qu’ils voulaient produire. Millico, qui a été un sopraniste d’un très grand goût, n’a-t-il pas imposé à Sacchini l’obligation d’intercaler dans un air de sa composition, se cerca se dice, un passage qui appartenait à un air de l’Alceste italienne de Gluck : Ah ! per questo gia stanco mio cuore ? Les interpolations de ce genre sont très nombreuses dans l’ancien opera seria italien, où dominaient la personnalité et la fantaisie des sopranistes. Ils paraissaient rarement dans l’opera buffa, genre éminemment national, qui se développa librement avec le concours des voix naturelles, la basse, le ténor et les diverses voix de femme. Aussi, pendant que l’opera seria demeura stationnaire jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, ne renfermant dans une action des plus simples que des airs, des duos, tout au plus des trios, l’opera buffa, sous la main de Pergolèse, de Piccinni, de Guglielmi, de Paisiello et de Cimarosa, atteignait aux plus grands développemens de la musique dramatique. Il y a une distance immense entre gli Orazi e i Curiazi, opéra seria que Cimarosa a composé à Venise en 1797 pour le sopraniste Crescentini et la belle Mme Grassini, et il Matrimonio segreto, chef-d’œuvre d’une rare perfection, que le grand maître italien du XIXe siècle n’a pas dépassé. On peut dire la même chose des opéras bouffes de Paisiello, tels que il Re Teodoro, il Marchese di Tulipano, la Cuffara, l’Idolo chinese, comparés à ses opéras sérieux, Pirro, l’Olympiade, etc., qui renferment des morceaux exquis, mais qu’on ne pourrait plus représenter de nos jours.

Les sopranistes sont les représentans de l’âge héroïque de l’art de chanter. Suscités par l’église pour remplacer les voix de femmes dans la chapelle du pape et dans les grandes métropoles de l’Italie, ces victimes de la sensualité de l’oreille et de la dépravation du sens moral apparaissent au théâtre dès la naissance de l’opéra, au commencement du XVIIe siècle. Au siècle suivant, les sopranistes, de plus en plus nombreux, étonnent l’Italie par leur incomparable bravoure ; ils enchantent l’Europe, qui les paie au poids de l’or. Tous les princes souverains de l’Allemagne ont un opéra italien où domine un sopraniste plus ou moins célèbre, qui fait les beaux jours de la cour. On les entend partout, à Londres principalement, à Lisbonne, Madrid, Vienne, Stuttgart, Dresde, Berlin, Varsovie, et même à Saint-Pétersbourg, du temps de la grande Catherine. Ils sont les maîtres de la situation, ils traitent de puissance à puissance avec les princes et les rois, ils imposent au musicien, au poète, à l’entrepreneur de théâtre leur goût et leurs caprices enfantins. Ici ils exigent une entrée triomphale, là une scène d’amour, un duo avec la prima donna, plus loin un monologue dans un cachot et les bras chargés de chaînes, au dénoûment un air de bravoure où ils puissent faire éclater la souplesse de leur organe, l’étonnante fécondité de leurs combinaisons vocales. Eh bien ! malgré ces travers qui choquent le bon sens et la logique des passions, malgré la puérilité de la fable dramatique, la simplicité de la composition musicale, malgré l’idée pénible