Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/723

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lui qui perdait l’empire ottoman, et que sa mort va redonner la vie à la société turque. Je n’ai pas à me reprocher d’avoir jamais pensé si mal du sultan défunt. Il voulait le bien, et ne le faisait pas à cause de ses défauts, et surtout à cause des défauts de la société ottomane. Prenons, je le veux bien, qu’Abdul-Azis n’ait aucun des défauts d’Abdul-Medjid, et qu’il n’en ait pas d’autres; restent les défauts de la société ottomane, qui n’ont pas pu mourir du jour au lendemain avec le sultan défunt. Je suis de ceux qui croient beaucoup à l’ascendant des hommes, mais non pas de ceux qui croient à leur toute-puissance, et qui passent leur vie à changer de bon Dieu. Un prince ferme et intelligent peut faire beaucoup pour la société qu’il gouverne; encore faut-il que cette société ait une vitalité quelconque. Si elle est barbare, il pourra la civiliser; si elle est civilisée, il pourra l’empêcher de se corrompre et de s’amollir; mais si elle est mourante, il ne pourra pas lui rendre la vie.

Qu’est-ce, dira-t-on, qu’une société mourante? C’est une métaphore, car pourquoi une société mourrait-elle, puisque les individus qui la composent se renouvellent sans cesse? — Une société naît, vit et meurt par des causes indépendantes de la naissance, de la vie et de la mort des individus qui la composent. Une société, par exemple, ne vit de nos jours qu’à la condition d’avoir les mêmes lois et les mêmes règles pour tous ceux qui en sont membres. Or c’est là pour la société ottomane la grande difficulté d’existence. Comment faire vivre ensemble les musulmans et les chrétiens qui composent l’empire turc? Comment établir entre eux l’égalité? Comment les musulmans pourront-ils la supporter sans se croire dégradés? Comment abaisser les uns sans les affaiblir? Comment relever les autres sans leur inspirer l’orgueil et la désobéissance? Si le sultan Abdul-Azis parvient à résoudre cette difficulté et à faire de la Turquie un état où la loi, égale pour tous, soit également exécutée, il sera l’un des plus grands hommes des temps modernes; mais, pour savoir s’il l’est, je pense qu’il faut attendre plus de huit jours. Cependant je ne me dissimule pas qu’il y a quelque messéance à troubler par des doutes et des prévisions fâcheuses la lune de miel du nouveau règne. J’ai donc hésité quelque temps à le faire et à continuer le récit des affaires de Syrie d’après les documens anglais. Quelque chose m’a encouragé à poursuivre mon travail, c’est que ce qu’il me reste à dire n’a rien qui puisse être désagréable pour la Turquie, tout au contraire. La société ottomane et l’autorité turque ont vaincu en Syrie, nous l’avouons, et vaincu malgré l’intervention européenne. Que les chrétiens de Syrie et que les publicistes européens, qui avaient beaucoup espéré, se plaignent de leur désappointement, qu’ils blâment même les moyens employés pour les désappointer,