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noble attitude pour lui est de s’agenouiller à leurs pieds pour écouter comme un disciple et adorer comme une créature, au lieu de prétendre, comme Satan, opposer ses propres conceptions à celles du Très-Haut.

Le fait est qu’il y a chez M. Ruskin deux instincts contraires qui ne sont jamais parvenus à s’entendre, et qu’il n’a jamais cherché à concilier qu’en apparence. Au lieu de les mettre réellement d’accord en les tempérant l’un par l’autre, il a préféré se déguiser leur conflit par d’éternelles confusions d’idées. Faut-il attribuer à l’âge seul les tendances réalistes qui dominaient le gradué d’Oxford au moment où il a conçu sa doctrine ? Non, ces tendances tiennent évidemment à une soif d’observations et de connaissances qui fait partie intégrante de sa nature. Cependant je ne puis m’empêcher de croire que, dans le principe, il avait beaucoup cédé aussi à ce penchant de jeunesse qui est bien une des sources du mauvais réalisme, penchant tout négatif qui, à notre premier contact avec la vie, s’empare plus ou moins de nous tous, parce que tous, plus ou moins, dans notre enfance nous n’avons fait que rêver au gré de nos désirs, penchant irrité qui se venge de ces rêves trompeurs en traitant de mensonge tout ce qui ressemble à un sentiment et en ne voulant plus estimer que le talent de voir juste ce qui est. Et pourtant dès cette époque j’aperçois déjà chez M. Ruskin toutes les tendances du moraliste. Tandis que l’influence de son âge, ajoutée à ses besoins intellectuels, le pousse vers un art qui ne songe qu’à rendre compte des faits, l’ensemble de son caractère le porte et l’oblige à évaluer toute œuvre humaine d’après l’état moral qu’elle manifeste. L’effet qu’un tableau peut produire n’est pas ce qui le frappe le plus : ce sont plutôt les facultés qui ont contribué à produire le tableau. Ainsi s’explique pour moi l’origine de sa théorie : elle m’apparaît comme un résultat de ce conflit, comme un effort involontaire pour satisfaire à la fois ces deux instincts.


I. — LA VÉRITÉ.

Et d’abord qu’est-ce au juste que la vérité dont M. Ruskin est bien près de faire l’alpha et l’oméga de l’art ? La question avec lui n’est point superflue, car à chaque instant il confond les faits et nos idées des faits, le phénomène extérieur et la pensée qu’il éveille en nous. En parlant des montagnes, qui nous font songer à la brièveté de la vie et à notre néant, aux générations qui ont contemplé avant nous le colosse de granit, à celles qui le verront encore debout quand nous ne serons plus, il appelle ces réflexions et ces impressions la vérité de la montagne : il les considère comme un pa-