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— Voudriez-vous m’accompagner chez moi aujourd’hui ? lui demanda-t-elle d’une voix si basse qu’il pouvait à peine distinguer les paroles ainsi murmurées.

Légèrement effarouché par cette requête inattendue et prévoyant déjà quelque, scène pénible, Bernard cependant n’avait qu’une réponse à faire : il se déclara « on ne peut plus heureux de servir d’escorte à miss Venner. »

Ils marchèrent donc ensemble vers la mansion-house des Dudley.

— Je n’ai pas un ami, dit Elsie, rompant tout à coup le silence qu’ils avaient jusque-là gardé tous deux. Personne ne m’aime, à l’exception d’une bonne vieille qui ne m’a jamais quittée depuis mon enfance… Et moi, je ne puis aimer personne… On prétend, le savez-vous ? que mon regard possède la singulière puissance de forcer les gens à venir à moi,… et toutefois il leur fait perdre connaissance… Voulez-vous, je vous prie, regarder mes yeux ?

Parlant ainsi, elle s’était retournée vers lui. Son visage, qu’elle le forçait ainsi de contempler, était d’une pâleur mortelle, et sur les yeux de diamant flottait une sorte de vapeur qui, sous d’autres paupières que celles d’Elsie, se fût sans doute condensée, arrondie en deux grosses larmes.

— Vos yeux sont fort beaux, Elsie, lui dit Bernard ; parfois d’un éclat difficile à supporter,… mais très adoucis pour le moment, ils laissent deviner qu’il y a chez vous bien des qualités précieuses, dont une amitié vraie pourrait tirer grand parti… Or, Elsie, je suis votre ami, que vous le sachiez ou non… Dites-moi ce que je pourrais faire pour rendre votre existence plus heureuse qu’elle ne semble l’être ?…

Aimez-moi ! dit simplement Elsie Venner.

En face d’une requête pareille et de l’aveu qu’elle implique, placez l’homme le moins embarrassé de sa personne, que fera-t-il ? Quant à Bernard, ce fut pour lui l’émotion la plus vive, la plus pénible, la plus humiliante, me disait-il, que jamais il eût éprouvée. Il devint à son tour très pâle, et se sentit sur le point de trembler comme tremble une femme devant qui s’ouvrent, à la voix d’un amant, les perspectives encore inconnues de quelque orageuse passion.

— Elsie, lui dit-il pourtant sans trop hésiter, je désire tellement vous être un secours, un utile appui, acquérir votre sympathie et votre confiance, que je ne dois vous rien laisser dire, vous rien laisser faire qui nous place, l’un vis-à-vis de l’autre, dans une position fausse… L’attachement que j’ai pour vous, Elsie, est celui que m’inspirerait une sœur en proie à des chagrins cachés,… au salut de laquelle je voudrais me consacrer, dussé-je, pour cela, mettre