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s’entendre avec son ami Labarbe le bûcheron. Ils allèrent ensemble visiter les hameaux du voisinage, ranimer dans les cœurs l’amour du pays, et le jour suivant Labarbe accompagna Hullin jusque chez l’anabaptiste Christ-Nickel, le fermier de la Painbach, homme respectable et de grand sens, mais qu’ils ne purent pas entraîner dans leur glorieuse entreprise. Christ-Nickel n’avait qu’une réponse à toutes les observations : — C’est bien,… c’est juste ;… mais l’Évangile a dit : « Remettez votre bâton en son lieu… Celui qui se sert de l’épée périra par l’épée. » Il leur promit cependant de faire des vœux pour la bonne cause ; c’est tout ce qu’ils purent obtenir. Ils allèrent de là jusqu’à Walsch échanger de solides poignées de main avec Daniel Hirsch, ancien canonnier de marine, qui leur promit d’entraîner tous les gens de sa commune. En cet endroit, Labarbe laissa Jean-Claude poursuivre seul sa route. Durant huit jours encore, il ne fit que battre la montagne de Soldatenthal au Leonsberg, à Meienthâl, à Aberschwiller, Voyer, Loëttenbach, Cirey, Petit-Mont, Saint-Sauveur, et le neuvième jour il se rendit chez le cordonnier Jérôme, à Saint-Quirin. Ils visitèrent ensemble les défilés du Blanru, après quoi Hullin, satisfait de sa tournée, reprit enfin le chemin du village.

Il marchait depuis environ deux heures d’un bon pas, se représentant la vie des camps, le bivac, la fusillade, les marches et les contre-marches, toute cette existence du soldat qu’il avait regrettée tant de fois, et qu’il voyait revenir après quatorze ans avec enthousiasme, quant au loin, bien loin encore, dans les ombres du crépuscule, il découvrit le hameau des Charmes aux teintes bleuâtres, sa petite cassine déroulant sur la nuée blanche un écheveau de fumée presque imperceptible, les petits jardins entourés de palissades, les toits de chaume, et sur la gauche, à mi-côte, la grande ferme du Bois-de-Chênes, avec la scierie du Valtin au fond, dans le ravin déjà sombre.

Alors tout à coup, et sans savoir pourquoi, son âme fut remplie d’une grande tristesse. Il ralentit le pas, songeant à la vie calme, paisible, qu’il abandonnait peut-être pour toujours, à sa petite chambre si chaude en hiver et si gaie au printemps, lorsqu’il ouvrait les petites fenêtres à la brise des bois, au tic tac monotone de la vieille horloge, et surtout à Louise, à sa bonne petite Louise, filant dans le silence, les paupières baissées, en chantant quelque vieil air de sa voix pure et pénétrante, aux heures du soir où l’ennui les gagnait tous deux. Ce souvenir le saisit si vivement que les moindres objets, chaque instrument de son métier, les longues tarières luisantes, la hachette à manche courbe, les maillets, le petit poêle, la vieille armoire, les écuelles de terre vernissée, l’antique image de saint Michel clouée au mur, le vieux lit à baldaquin au fond de