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point perdre de vue un homme qui me représentait un autre côté du commerce en vieux. Ce dernier était un acheteur nomade, le Juif errant de la profession. Après quelques instans, il reparut sur le seuil de la boutique avec son sac vide et l’air mécontent. Je l’abordai en lui demandant si les marchands établis ne rançonnaient et n’exploitaient point les pauvres collecteurs de chiffons. Comme cette question banale faisait sans doute écho à sa pensée, il consentit à entrer en conversation avec moi. Son visage ne tarda point d’ailleurs à se dérider, car c’était un philosophe insouciant, une sorte de Diogène qui ne couchait point dans un tonneau, — quoiqu’il se vantât d’avoir défoncé plus d’un baril de bière, — mais qui dormait la nuit dans les low lodging houses. Chemin faisant, il me raconta un peu son histoire, en y mêlant des traits d’esprit et de sentiment qui me firent craindre que l’ambition de la poésie n’eût gâté tout le commerce des chiffons. « Je suis né, me dit-il, à quelques milles d’ici, dans la petite ville de Bromley. J’avais travaillé à la terre dans mon enfance, et je passai ensuite par vingt états sans m’arrêter à aucun, tant j’étais faible et paresseux. Mon père et ma mère avaient oublié de m’apprendre à lire ; sans cela, j’aurais peut-être fait un savant. Toujours est-il que je me trouvai grand et déjà jeune homme avant de connaître les moyens de gagner ma vie. J’errais ou plutôt je vagabondais un jour, pieds nus, dans une étroite lane[1] qui tourne au pied d’un bois dans les environs de Plumstead et qui s’enfonce entre deux haies vives. Une lourde charrette pesamment chargée de foin marchait devant moi, traînée par trois chevaux, et laissait çà et là des poignées de fourrage aux hautes broussailles qui bordaient le chemin. J’y fis d’abord peu d’attention ; mais, repassant un ou deux jours après par la même route, je vis les oiseaux, ces chiffonniers de l’air, qui cueillaient avec leur bec les brins de foin engagés dans l’épaisseur de la haie. Ce fut comme un avis du ciel : je me demandai s’il n’y avait pas aussi pour moi quelque chose à ramasser par le monde. Au bout d’une semaine, je fis la rencontre d’un vieux ragman qui courait les villages du Kent : je me gardai bien de lui parler de la réflexion que m’avaient inspirée les oiseaux ; mais il comprit pourtant que j’avais besoin de faire mon nid. Il me proposa de m’apprendre le commerce, à la condition qu’il réglerait lui-même tous les soirs le partage des bénéfices. C’était un brave homme qui me laissait de temps en temps un os à ronger. Il connaissait toutes les maisons d’alentour, était fort bien avec les servantes, auxquelles il glissait toujours le mot pour rire, et savait tirer parti d’un honnête penny. Nous ne tardâmes point à nous séparer ;

  1. Sorte de chemin creux.