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II.

Deux raisons m’attirèrent, il y a un mois, dans la petite ville de Hartford : j’étais curieux de visiter les moulins à papier que l’eau fait tourner dans cette partie du Kent, et je désirais vérifier un souvenir relatif à l’histoire de l’industrie anglaise. La tradition veut qu’une des premières fabriques de papier fondées en Angleterre ait été établie à Dartford en 1588 par un Allemand nommé John Spielman. Je dis une des premières, car tout indique qu’on faisait déjà du papier avant ce temps-là dans la Grande-Bretagne ; l’histoire parle même d’un John Tate (1490), dont le moulin s’élevait près de Stevenage, dans le Hertfordshire. Les Anglais, qui demandent tout à Shakspeare, lui ont même demandé des renseignemens sur l’origine de l’industrie qui nous occupe. William Shakspeare parle en effet, dans son drame de Henri VI, d’un moulin à papier qui aurait été bâti avant la révolte de Jacques Cade. Est-ce au moulin de John Tate ou à celui de John Spielman que le grand poète dramatique a voulu faire allusion ? Plusieurs ont cru que c’était au dernier, attendu que la révolte était partie des environs de Dartford, et que Shakspeare, peu scrupuleux d’ailleurs pour les dates, avait sans doute tenu à désigner une tentative industrielle qui florissait de son temps. Quoi qu’il en soit, le vieux moulin de Tate n’a laissé qu’un très vague souvenir, tandis que celui de Spielman marque d’une manière précise l’enfance de la fabrication du papier en Angleterre. La reine Élisabeth, voulant récompenser les services que John Spielman avait rendus à la Grande-Bretagne, lui conféra le titre de chevalier. Elle lui accorda en outre un singulier privilège, c’était la licence de recueillir à lui seul pendait dix années tous les chiffons du royaume. Je me demandais si la vue des lieux m’apprendrait quelque chose sur un homme qui avait doté l’Angleterre d’une industrie utile et qui l’avait mise sur la voie de l’indépendance vis-à-vis des fabriques étrangères. Avec son marché de bestiaux, sa longue rue traversée par des charrettes chargées de grain ou de houblon et ses vieilles auberges opulentes, à la porte desquelles s’arrête la légère voiture en jonc des fermiers, Dartford a bien le caractère d’une petite ville anglaise, mais d’une ville placée dans un district agricole. Située sur le chemin de Gravesend, le Kent l’enveloppe comme un jardin et la couronne de ses collines de craie. Mon premier soin fut de demander aux habitans de l’endroit s’il existait encore quelques traces de l’ancien moulin à papier fondé en 1588. On m’indiqua un chemin tortueux qui serpentait dans les prés en côtoyant une petite rivière, et au bout duquel je devais trouver la place où s’éleva