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de ce qui avait été ordonné ; pour comble d’égarement, oubliant tout un jour derrière lui un de ses corps d’armée, il avait d’avance paralysé les résultats que l’on pouvait attendre d’une entrée en campagne si vive, si soudaine, si digne des temps d’Arcole et de Lodi. Voilà la légende, telle que nous l’avons reçue docilement, telle que le plus grand nombre de nos historiens la répètent. Examinons-la une fois impartialement.

Première question. Quel jour le maréchal Ney a-t-il reçu l’ordre d’occuper les Quatre-Bras ? Napoléon, dans l’un de ses premiers récits, affirme que Ney aurait dû s’en rendre maître le 15 dès dix heures du matin. Napoléon avait donc oublié que le maréchal n’a reçu son commandement qu’à cinq heures du soir de la même journée ? Exigeait-on de lui qu’il prît position avant d’être arrivé de sa personne à l’armée ? Exemple de cette impatience d’accuser, d’incriminer à l’aveugle dans le premier ressentiment de la défaite ! Voici au contraire ce qui s’était passé.

Ney, après avoir ordonné la vigilance la plus grande à ses avant-postes, était revenu de Frasnes à minuit auprès de Napoléon à Charleroi. Le maréchal partage le souper de l’empereur. Tous deux restent à conférer ensemble pendant que l’armée est profondément endormie dans ses bivacs. Que s’est-il passé dans cette conférence nocturne ? Une grande résolution est-elle sortie de ces heures solennelles ? Ney en a-t-il rapporté l’impulsion vive et décidée qu’il est allé chercher ? Nul témoin n’a assisté à ce colloque ; pourtant il n’est pas impossible d’en saisir au moins le résultat principal dans les explications, les lettres qui l’ont presque immédiatement suivi. Ney vient d’entrevoir l’ennemi sur la route de Bruxelles. Avec la fougue d’un homme tout d’action, il demande que l’armée marche à sa suite. C’est contre les Anglais qu’il faut se porter en masse par cette même route qu’il a éclairée. Cette armée est la plus redoutable ; le coup frappé sur elle retentira davantage. Il suffira de contenir les Prussiens sur la droite. Telle est l’opinion que le maréchal Ney a toujours soutenue, et qu’il est permis de lui attribuer à ce moment. Napoléon est moins impétueux ; son parti n’est pas pris encore. S’il rencontre les Prussiens, il leur livrera bataille ; mais il ne pense pas qu’ils osent l’attendre. Le plus probable selon lui, c’est qu’il se décidera à marcher le lendemain au soir sur Bruxelles avec sa garde, après avoir éclairé la route sur Gembloux. Dans cette incertitude, il est impossible qu’il ait communiqué une impulsion décisive, irrévocable à sa gauche, lorsqu’il ignore encore ce que fera sa droite. Tout dépend des nouvelles qu’on aura des Prussiens. Le maréchal Ney quitte l’empereur le 16 à deux heures du matin, et va rejoindre ses avant-postes. À sept heures, à Gosselies, il dit au général Reille qu’il attend les ordres promis.