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triste et qu’elle avait reçu une certaine éducation. « Je pensais sans cesse, continua-t-elle, au passé, à mon village et surtout à ma mère, dont je n’avais plus reçu de nouvelles depuis une année. Un jour que j’étais occupée à trier un tas de chiffons, mes yeux tombèrent sur un morceau de robe dont les couleurs et le dessin m’étaient très familiers. Je tremblai de la tête aux pieds, et je mis la main sur mon cœur, qui battait horriblement, car je crus avoir reconnu une des robes de ma mère, une robe de toile qu’elle mettait à la maison, et dans les plis de laquelle je m’étais entortillée étant enfant. Vous me direz qu’il y a bien des robes de femmes qui se ressemblent dans le monde. Je me dis cela plus d’une fois à moi-même ; mais c’est égal, un affreux pressentiment s’était emparé de mon esprit, d’autant plus que je savais bien que ma mère ne vendait jamais ses vieilles défroques. J’avais épargné chaque semaine, sur mon gain, une très petite somme avec laquelle je partis pour mon village, car je ne pouvais plus tenir ici. Ce n’était point l’intérêt qui me faisait agir : si ma mère était morte, elle avait dû quitter la vie en me maudissant, et elle m’avait sans doute coupée sur son testament avec un shilling[1]. C’était le besoin de sortir d’un doute horrible qui m’obsédait. À mon arrivée dans le village, je retrouvai ma mère, qui n’était point morte, comme je le craignais, mais qui avait toujours été souffrante depuis mon départ. Elle m’embrassa, me pardonna et me conseilla de persévérer dans le travail, me disant que le travail honnête rachetait bien des fautes. Je la soignai pendant quelques semaines ; mais, comme elle était vieille et affaiblie, elle rendit son âme à Dieu. Avec le peu d’argent qu’elle me laissa, je m’achetai des habits neufs, et je retournai dans un moulin à papier, mais non plus pour couper et éplucher les chiffons. Je sais maintenant sorter ; c’est un état propre, peu fatigant, et qui me convient mieux. » Tel fut le récit qu’elle accompagna de quelques larmes. Pour le reste, la moralité des filles employées dans les fabriques de papier se distingue très peu de la moralité des ouvrières anglaises attachées aux autres industries.

On désire sans doute aussi savoir quelque chose des maîtres de manufacture. Ces derniers constituent une classe ou une corporation très riche. Quelques-uns d’entre eux possèdent non-seulement un ou plusieurs moulins ; mais ils ont en outre un magasin à Londres, qui est le plus souvent situé dans Cheapside, près des bords de la Tamise, La plupart ont commencé avec des capitaux considérables qu’ils accroissent et font valoir dans leurs fabriques.

  1. « I will cut you with a shilling, disait un jour Sheridan à son fils (je ne-vous laisserai qu’un shilling). — En ce cas, vous l’emprunterez, » répondit le fils du père prodigue. Cette expression, que j’ai traduite mot pour mot, est la formule usitée dans les testamens quand on déshérite un membre de la famille.