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a trahie, abandonnée, vouée à la misère, et dont la mort est indirectement son ouvrage, ce jeune homme conserve l’impassibilité froide d’un assassin de profession devant sa victime. Il n’est pas possible que le passé tout entier ne revienne pas d’un seul coup à sa mémoire et ne lui arrache pas quelques larmes furtives, ou tout au moins une parole de douleur et de pitié. Godfrey pouvait haïr sa femme lorsqu’elle était un obstacle à son bonheur ; c’est parce qu’il est libre désormais qu’il peut, qu’il doit même être compatissant. Que dire maintenant du père, qui n’a ni une inquiétude ni une caresse pour son enfant, échappé par miracle à la mort la plus affreuse, qui l’abandonne aux soins d’un ouvrier indigent et presque idiot, et qui se justifie de laisser en partant une misérable aumône ? Godfrey quitte, l’esprit léger, cette chaumière, où la mort est entrée par sa faute et où la misère attend son enfant ; il s’en remet des funérailles de sa femme sur la paroisse, et de l’éducation de sa fille sur la charité d’un pauvre artisan ; il n’a qu’une préoccupation, c’est de retourner au bal revendiquer la contredanse qui lui a été promise. Il y reparaît, à le cœur plein de soulagement et de joie. » Et vous nous dites que ce jeune homme est honnête et bon, vous nous dites que c’est un homme comme tous les autres ! C’est une calomnie contre l’humanité. Vous craignez d’exagérer en accordant à vos personnages les vertus les plus vulgaires et l’éphémère étincelle d’un bon sentiment : croyez-vous être plus fidèle à la vérité en ne leur laissant rien d’humain ? Vous appréhendez de faire des héros : êtes-vous bien sûr de ne pas faire des monstres ?

Nous voici au cœur de l’action, et déjà l’on croit deviner tout ce qui va suivre. Le dévouement de Marner, qui, malgré sa pauvreté, se charge d’une enfant aux besoins de laquelle la paroisse devrait pourvoir, achève de réconcilier les habitans de Raveloe avec l’avare. On loue celui-ci, on l’encourage, on lui vient en aide, et ces échanges de bons offices font tomber graduellement ses préventions contre l’humanité. Silas travaillait pour amasser, il travaille avec plus d’acharnement encore pour sa fille d’adoption. À aimer et à être aimé, il sentira revivre en son cœur les affections et les joies du passé ; l’œuvre de quinze années de solitude et de désespoir s’effacera graduellement, et cette régénération d’une âme sera amenée et justifiée par une série de scènes où se déploient à leur aise la finesse d’observation et le talent de George Eliot… Hélas ! cette seconde partie du roman n’existe que dans l’imagination du lecteur ; ne la cherchez pas dans Silas Marner, vous ne l’y trouveriez pas. On vous montre bien le tisserand faisant son apprentissage de père nourricier ; mais quand vous tournez la page, l’éducation est finie. Eppie a dix-huit ans et elle est recherchée en mariage par le fils de sa marraine ; Silas, rajeuni, est devenu un des habitans considérés de Raveloe ; il