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plaine immense que commande la ville du Tribut (Tong-kéou) lorsque l’armée expéditionnaire se déploya en bataille. Nous marchions sur les forts de Tong-kéou. Les chasseurs à pied et l’infanterie espagnole étaient à droite, l’artillerie et les fusées au centre, l’infanterie de marine à gauche ; les marins se trouvaient en réserve. Bientôt les boulets des gingols et des pierriers firent voler à nos pieds de petits nuages de poussière. Nous demeurâmes immobiles, et les pièces d’artillerie, qui s’avançaient au trot par batterie, s’arrêtèrent à leur tour. Un déchirement métallique vibra dans nos oreilles, puis le bruit en grondant sembla bondir dans la plaine. L’action était engagée. L’intention de l’amiral était de ménager nos forces, si rudement employées dans la matinée du 25 février. A quelques centaines de mètres devant nous, les bois taillis s’étaient couronnés de fumée blanche. L’artillerie partit au trot par batterie ; les troupes appuyèrent ce mouvement, et les chasseurs à pied furent lancés à droite et à gauche en tirailleurs. Quelques Instans après, un officier d’état-major se dirigea vers nous et nous prévint que les Français venaient d’occuper la position. On trouva quelques cadavres dans les broussailles ; les autres avaient été enlevés. L’ensemble de l’ouvrage de Tong-kéou se composait de trois forts, dont les défenses accessoires paraissaient inachevées. Point de couronnemens en bambous piquans. L’ennemi perdit dans cette journée une partie importante de ses approvisionnemens : 1,400 tonneaux de riz, de gros canons et une somme considérable en monnaie de zinc.

Derrière les forts était un pauvre village où ma compagnie fut logée. La chambre qui nous échut était tout ensanglantée par le séjour des blessés de Ki-oa. Les murs étaient encore souillés de caillots noirâtres et de cheveux collés. Un obus avait éclaté dans le toit, qui s’effondrait à moitié. Derrière cette triste maisonnette était un jardin de choux avec quelques plants de tabac. A trois heures de l’après-midi, on sonna le réveil. Les coolies reprirent les bambous sur leurs épaules, meurtries par la marche du matin : les uns enlevèrent nos cantines, les autres nos échelles, nos grappins emmanchés, nos clayonnages, car nous croyions toujours marcher d’assaut en assaut. Le convoi suivit en trottinant la queue de l’année. Les compagnies s’étaient formées en dehors des cahutes qu’elles venaient de quitter. Une chaleur torride rendait intolérable le peu de vêtemens que nous avions sur le corps. La poussière collait à la peau, le thermomètre marquait 44 degrés au soleil. Un groupe de cavaliers s’avança, et, nous dépassant, s’arrêta devant les chasseurs à pied. Ces troupes, qui passent pour les plus robustes, presque épuisées, regardaient avec admiration l’amiral Charner, qui donnait des ordres, sans que rien, dans sa contenance et dans son geste, indiquât la fatigue. La route de Tong-kéou à Rach-tra, où nous devions camper le soir, est une sorte de sentier encaissé entre des arbustes rabougris. Il n’y avait rien dans ce paysage qui rappelât la végétation désordonnée des forêts vierges. Le sol était un sable plus fin que de la cendre. On faisait des pas très courts : nos souliers nous paraissaient de plomb. Cette marche fut une des rudes épreuves de la campagne de Cochinchine. Des hommes tombèrent morts, foudroyés par ce ciel d’airain ; d’autres devinrent fous subitement. Un vieux second maître du Monge, porte-drapeau d’une compagnie de marins ; s’accroupit sur le bord de la route, et se prît à bégayer comme un en-