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mites. Les têtes étaient plutôt arrachées que décollées, et l’on y voyait des entailles qui attestaient la férocité ou la maladresse du bourreau. Les bras étaient grêles, les troncs amaigris et cerclés par les côtes, et du cou sortait hideusement le bout de l’épine dorsale. Sur ces visages, il n’y avait plus une goutte de sang; la peau, couleur de cire, se collait sur les pommettes; une sorte de sourire extatique semblait errer sur les lèvres. Contre la haie, tout près, se trouvait un champ d’oignons, et toute la journée ce ne furent que des allées et venues au milieu de ces misérables restes. Le soir pourtant, on les ensevelit.

Tous les renseignemens qui parvinrent au quartier-général annoncèrent la disparition de l’armée annamite. C’était beaucoup déjà que d’avoir exploré le pays dans une partie que l’ennemi avait toujours jugée inattaquable. Notre domination était assurée. L’amiral organisa la défense de Tay-theuye et rentra avec l’armée à Ki-oa. Nous avions repris nos anciens cantonnemens depuis deux jours, lorsqu’une lettre du contre-amiral Page fit connaître que l’armée annamite allait essayer de se concentrer à Tran-ban, et qu’une poussée vigoureuse la ferait peut-être tomber en notre pouvoir. On parlait de ses éléphans de guerre, des bagages qu’elle traînait après elle : déjà on la voyait acculée, se retournant dans une défense désespérée. Le soir même de l’avis, le chef de bataillon Comte partit en avant avec le 2e bataillon de chasseurs à pied, l’infanterie espagnole et une demi-batterie de 4. Il alla jusqu’à Tran-ban, se mit en communication avec le capitaine Galley, de la canonnière la Dragonne. La Dragonne et une canonnière en fer, en poussant jusqu’à Tay-ning, firent tomber en notre pouvoir le fort et le pays compris entre Tay-ning et Tran-ban. Cette fois les troupes n’emportèrent que le plus léger fourniment possible. La tente-abri, roulée comme une couverture, contenait du biscuit pour trois jours et de la viande cuite. La colonne passa près du pont de Tong-kéou, sous lequel l’eau des pluies coule aussi large qu’un fleuve. La ville du Tribut fut laissée sur la gauche, et l’on entra dans les bois qui mènent à Oc-moun et à Rach-tra. Toutes les heures, les trompettes et les clairons sonnaient la halte. Les chasseurs jetaient leur fourniment à terre, et s’étendaient sans plus de souci de l’alignement. Les marins, plus préoccupés de la discipline, perdaient bien quelques minutes debout, sans trop oser bouger. Plus tard cependant nous apprîmes à faire comme les autres. Ainsi se montraient dans ces petits détails les différences d’origine des corps de l’armée expéditionnaire. On les eût cherchées vainement sur le costume, qui était devenu le même pour toutes les troupes; à part les casques, les salacos ou le chapeau de paille, on n’eût pas distingué aisément un chasseur d’un marin ou d’un artilleur.

Cette marche devait être sans résultat. Malgré les reconnaissances qui explorèrent le nord, l’est et l’ouest du saillant de Tay-theuye, on ne découvrit d’autres restes de l’armée annamite que quelques fuyards retenus dans les villages par la peur, la maladie ou la faim. Les miliciens étaient redevenus des paysans. Cette armée de trente mille hommes qui défendait Ki-oa n’existait plus. Son général en chef, blessé grièvement au bras, s’était retiré à Bien-hoa. On a dit depuis qu’en continuant la première marche, celle du 28 février, on aurait pu joindre l’ennemi et le forcer à se rendre. C’eût été une entreprise difficile : les ponts étaient coupés; d’ailleurs les forces