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Le moyen que lord Dufferin propose pour remédier aux vices de l’administration turque est de faire en quelque sorte de la Syrie un gouvernement indépendant avec un gouverneur affranchi des influences qui dominent à Constantinople, n’ayant plus à payer de black-mail ou de pot-de-vin aux puissances du jour, assez fort pour braver les intrigues de Constantinople et la tutelle des consuls européens dans son pachalik, ayant des appointemens assez élevés pour n’être pas tenté de les augmenter par d’odieuses exactions, étant sûr de garder le pouvoir assez longtemps pour connaître les besoins du pays et pour s’intéresser au bien-être du peuple. Voilà le gouverneur et le gouvernement que souhaite lord Dufferin, et il ajoute fort prudemment que, pour avoir un gouverneur de ce genre, il faudrait que la Porte-Ottomane ne pût le nommer que d’accord avec les grandes puissances. Ce gouverneur aurait une force militaire équipée et payée sur les ressources du pays ; il aurait aussi une sorte d’indépendance financière, et n’aurait à payer qu’un tribut déterminé à la Porte-Ottomane. Avec un pareil système introduit et garanti par l’Europe, la Syrie, grâce à sa richesse et à sa fertilité naturelles, aurait bientôt une prospérité qui ne le céderait qu’à celle de l’Egypte. Où trouver l’homme capable d’être ce gouverneur quasi indépendant que l’Europe rendrait responsable de la paix et de la sécurité des populations de la Syrie? Lord Dufferin n’hésite pas à proposer Fuad-Pacha : non qu’il trouve à Fuad-Pacha toutes les qualités nécessaires pour ce grand et nouveau poste; mais si l’on ne prend pas Fuad, qui prendra-t-on[1] ?

Lord Dufferin sait bien qu’on dira qu’ériger ainsi la Syrie en une sorte de grand pachalik presque indépendant, c’est inaugurer le démembrement de l’empire ottoman; mais cette quasi indépendance de la Syrie lui semble la condition nécessaire de la restauration de l’ordre et de la sécurité dans cette grande province. Lord Dufferin avait bien prévu la répugnance que son plan devait rencontrer à Constantinople. Aussitôt que la Porte-Ottomane connut ce plan, que le cabinet britannique avait approuvé, elle se hâta d’écrire à son ambassadeur à Londres, M. Musurus, que « d’après ce plan il ne s’agirait de rien moins que de l’érection d’une vice-royauté à l’instar de l’Egypte et des provinces danubiennes. Il nous est absolument impossible, dit le ministre des affaires étrangères de la Porte-Ottomane, Aali-Pacha, soit d’adhérer à cette proposition, soit d’admettre la compétence de la commission européenne dans cette matière[2]. » La Porte-Ottomane est tellement irritée de ce plan proposé par lord Dufferin, que c’est à peine si en le discutant elle

  1. Documens anglais, p. 210.
  2. Ibid., p. 320, n° 236.