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de marcher. Oui, sans doute; mais quand il serait arrivé, vers sept heures, privé de Bulow et de Pirch, il eût pu trouver l’armée anglaise en fuite. Voilà une des chances qui s’ouvraient par l’intervention de Grouchy.

Et qui peut dire quel trouble elle eut jeté dans l’esprit des généraux prussiens? Supposer qu’ils eussent agi en tout de la manière la plus conforme à leurs intérêts, c’est leur attribuer la connaissance précise de la situation telle que nous la possédons aujourd’hui, et qu’ils ne pouvaient posséder alors. Restait donc le grand chapitre des accidens et des fautes à commettre. Si Blücher avait trompé Grouchy depuis trente-six heures, était-il impossible que Grouchy, avec sa nombreuse cavalerie, trompât durant trois heures le général Thielmann et le retînt dans Wavre pendant qu’il passerait la Dyle trois lieues plus haut?

La différence de 33,000 Français à 90,000 Prussiens est sans doute immense; mais on a vu aux Quatre-Bras les 20,000 hommes de Ney arrêter les 50,000 Anglais de Wellington. Il n’était pas question pour Grouchy de vaincre, mais seulement de disputer le passage à Pirch, à Ziethen, au moins de retarder leur marche pendant quelques heures, et de les empêcher de submerger avant la nuit le champ de bataille. Cela eût suffi, non pour assurer une victoire décisive à l’armée française, qui depuis cinq heures n’avait plus de réserve, mais pour lui donner, avec le champ de bataille, l’avantage de la journée. C’est du moins la conséquence qui semble la plus probable au milieu de ces conjectures opposées, où il est impossible de trouver un motif éclatant de certitude.

Dans tous les cas, une question est résolue : Grouchy doit-il supporter seul la responsabilité de l’absence de l’aile droite à Waterloo? Ici les faits, les choses, ne permettent plus de doute. L’art profond avec lequel a été cachée, dans le récit de Sainte-Hélène, cette partie de l’histoire de la campagne de 1815 a pu faire illusion pendant près d’un demi-siècle. Ce moment est passé; la légende se dissipe sur ce point, l’histoire la remplace.

Napoléon a quitté Grouchy le 16 à Ligny, à midi, avec la seule instruction vague de poursuivre les Prussiens Depuis cet instant aucune communication suivie avec son lieutenant, aucune lumière transmise à ce général; nul pressentiment de ce que se propose l’ennemi; le soir du 17, en atteignant l’armée anglaise, les plus simples précautions omises; pas une seule reconnaissance sur la droite, du côté de Grouchy; le défilé de Lasnes laissé libre à l’ennemi, sans qu’on y eût un seul poste; les éclaireurs de Bulow déjà sur le flanc à Ciroux et ignorés; pendant la nuit du 17 au 18, nulle instruction positive au commandant de l’aile droite, alors que