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— Ils ne se pressent guère de venir, dit-il à Hullin… S’ils allaient passer ailleurs…

— Ne crains rien, il leur faut la route pour l’artillerie et les bagages… Regarde, on sonne le boute-selle.

— Oui, j’ai déjà regardé ; ils se préparent.

Puis, riant tout bas : — Tu ne sais pas, Jean-Claude, tout à l’heure, comme je regardais du côté de Grandfontaine, j’ai vu quatre Autrichiens empoigner le gros Dubreuil, l’ami des alliés ; ils l’ont couché sur le banc de pierre, à sa porte, et un grand maigre lui a donné je ne sais combien de coups de trique sur les reins… Hé ! hé ! hé !… Je parie qu’il aura refusé quelque chose à ses bons amis,… peut-être son vin de l’an XI.

Hullin n’écoutait plus, car, jetant par hasard un coup d’œil dans la vallée, il venait de voir un régiment d’infanterie déboucher sur la route. Plus loin, dans la rue, s’avançait de la cavalerie, et cinq ou six officiers galopaient. — Ah ! ah ! les voilà qui viennent ! s’écria le vieux soldat, dont la figure prit tout à coup une expression d’énergie et d’enthousiasme étrange… Enfin ils se décident ! Puis il s’élança de la tranchée en criant : — Mes enfans, attention !

En passant, il vit encore Riffi, le petit tailleur des Charmes, penché sur un grand fusil de munition ; le petit homme s’était fait une marche dans la neige pour ajuster. Plus haut, il reconnut aussi le vieux bûcheron Rochart avec ses gros sabots garnis de peau de mouton ; il buvait un bon coup à sa gourde et se dressait lentement, la carabine sous le bras et le bonnet de coton sur l’oreille. Ce fut tout, car, pour dominer l’ensemble de l’action, il fallait grimper jusqu’à la cime du Donon où se trouve un rocher. Lagarmitte suivait Hullin en allongeant ses grandes jambes comme des échasses. Dix minutes après, lorsqu’ils atteignirent le haut de la roche tout haletans, ils aperçurent, à quinze cents mètres au-dessous d’eux, la colonne ennemie, forte d’environ trois mille hommes, avec les grands habits blancs, les buffleteries, les guêtres de toile, les shakos évasés, les moustaches rousses ; les jeunes officiers à casquette plate se dandinent à cheval l’épée au poing, et se tournent pour crier d’une voix grêle : Forwaertz ! forwaertz ! tout cela hérissé de baïonnettes scintillantes, et montant au pas de charge vers les abatis.

Le vieux Materne observait aussi l’arrivée des Autrichiens, et, comme il avait la vue très nette, il distinguait même les figures de cette foule, et choisissait l’homme qu’il voulait abattre. Au milieu de la colonne, sur un grand cheval bai, s’avançait un vieil officier à perruque blanche, le tricorne galonné d’or, la taillé enveloppée d’une écharpe jaune et la poitrine décorée de rubans. — Voilà mon homme ! se dit le vieux chasseur, qui épaula lentement. Il ajusta, fit feu, et quand il regarda, le vieil officier avait disparu. Aussitôt