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gnards, il y eut des Autrichiens en bien plus grand nombre ; mais sans la canonnade de Divès tout était perdu.

Les Autrichiens, en pleine déroute, s’enfuyaient par bandes du côté de Framont, à pied, à cheval, allongeant le pas, traînant leurs caissons, jetant leurs sacs le long du chemin, et regardant derrière eux comme s’ils eussent craint de voir les partisans à leurs trousses. Dans Grandfontaine, ils brisaient tout par esprit de vengeance, comme il arrive toujours après une défaite ; ils défonçaient les fenêtres et les portes, brutalisaient les gens, demandaient à manger, à boire tout de suite, et poursuivaient les filles jusqu’au grenier. Leurs cris, leurs imprécations, les commandemens des chefs, les plaintes des bourgeois, le roulement sourd, continu des pas sur le pont de Framont, le hennissement grêle des chevaux blessés, tout cela montait en rumeurs confuses jusqu’aux abatis.

Sur la côte, on ne voyait que des armes, des shakos, des morts, enfin tous les signes d’une grande défaite. En face apparaissaient les canons de Marc Divès, braqués sur la route et prêts à faire feu en cas d’une nouvelle attaque. Tout était donc fini, bien fini. Et pourtant pas un cri de triomphe ne s’élevait des retranchemens ; les pertes des montagnards avaient été trop cruelles dans ce dernier assaut.

Le silence succédant au tumulte avait quelque chose de solennel ; tous ces hommes échappés du carnage se regardaient l’un l’autre d’un air grave, comme étonnés de se voir. Quelques-uns appelaient un ami, un frère qui ne répondait pas. Alors ils se mettaient à leur recherche dans la tranchée, le long des abatis ou sur la rampe, criant : — Hé ! Jacob, Philippe, est-ce toi ? — Et puis la nuit venait, étendant ses teintes grises sur les retranchemens et sur l’abîme, ajoutant le mystère à ce que ces scènes avaient d’effrayant. Les gens allaient et venaient à travers les débris sans se reconnaître.

Materne, après avoir essuyé sa baïonnette, appela ses garçons d’un accent rauque. — Hé ! Kasper ! Frantz ! — Et, les voyant s’approcher dans l’ombre, il se prit à leur demander : Est-ce vous ?

— Oui, c’est nous !

— Vous n’avez rien ?

— Non.

La voix du vieux chasseur, de sourde qu’elle était, devint tremblante. — Nous voilà donc encore tous les trois réunis ! dit-il. Et cet homme, qu’on ne pouvait pas accuser d’être tendre, embrassa fortement ses fils, ce qui les surprit, et ils entendirent quelque chose bouillonner dans sa poitrine, comme des sanglots intérieurs. Tous deux en furent émus, et ils se disaient : — Comme il nous aime ! Nous n’aurions jamais cru cela ! — Eux-mêmes ils se sen-