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— C’est fini ! dit le docteur en se retournant et jetant un coup d’œil sur les nouveau-venus. Hé ! c’est vous, père Rochart ? fit-il.

— Oui, c’est moi ; mais je ne veux pas qu’on me touche, j’aime mieux finir comme ça !

Le docteur, levant une chandelle, regarda et fit la grimace. — Il est temps, mon pauvre vieux ; vous avez perdu beaucoup de sang, et si nous attendons encore, il sera trop tard.

— Tant mieux ! j’ai assez souffert dans ma vie.

— Comme vous voudrez. Passons à un autre !

Au fond de la salle, on voyait une longue file de paillasses ; les deux dernières étaient vides, quoique inondées de sang. Materne et Kasper posèrent le vieux bûcheron sur la dernière, tandis que Despois s’approchait d’un autre blessé, lui disant : — Nicolas, c’est ton tour !

Alors on vit le grand Nicolas Cerf, le schlitteur se lever la face pâle et les yeux hagards.

— Qu’on lui donne un verre d’eau-de-vie, dit le docteur.

— Non, j’aime mieux fumer ma pipe.

— Bourrez donc sa pipe, Despois. Il a du courage, cet homme. C’est bien ! ça fait plaisir de voir des gens de cœur. Nous allons t’enlever ton bras en deux temps et trois mouvemens.

— Est-ce qu’il n’y a pas moyen de le conserver, monsieur Lorquin, pour élever mes pauvres enfans ? C’est leur seule ressource.

— Non, l’os est broyé, ça ne tient plus. Allumez la pipe, Despois. Tiens, Nicolas, fume, fume…

Le malheureux se prit à fumer sans en avoir grande envie.

— Nous y sommes ? demanda Lorquin.

— Oui, répondit Nicolas d’une voix étranglée.

— Bon. Despois, attention, épongez.

Alors avec un grand couteau il fit un tour rapide dans les chairs. Nicolas grinça des dents. Le sang jaillit. Despois liait quelque chose. La scie cria deux secondes, et le bras tomba lourdement sur le plancher.

— Voilà ce que j’appelle une opération bien enlevée, dit le docteur.

Nicolas ne fumait plus ; la pipe était tombée de ses lèvres. David Schlosser, de Walsch, qui l’avait tenu, le lâcha. On entoura le moignon de linge, et tout seul Nicolas alla se recoucher sur la paillasse.

— Encore un d’expédié ! Épongez bien la table. Despois, et passons à un autre, fit le docteur en se lavant les mains dans une grande écuelle.

Chaque fois qu’il disait : Passons à un autre ! tous les blessés se remuaient de frayeur à cause des cris qu’ils avaient entendus et