Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 35.djvu/45

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

ni un blessé, ni trouver un seul indice de la marche qu’ils ont suivie. Cette armée de 80,000 hommes toute sanglante, que l’on croyait dispersée, se rallie à travers les grandes plaines de Marbais, et maintenant elle chemine à grands pas, effaçant derrière elle ses vestiges. Lorsque le vainqueur s’éveilla, les éclaireurs, envoyés tardivement, ne donnèrent aucune nouvelle certaine ; le général Pajol, que l’on avait envoyé sur la route de Namur, ramassa avec ses coureurs quelques pièces d’artillerie. Cela même servit à tromper sur la direction que suivait l’ennemi. On verra plus tard combien l’idée de le chercher du côté de Namur, qui s’empara dès lors de l’esprit de Napoléon et de celui du maréchal Grouchy, eut de funestes conséquences.

L’histoire détaillée des guerres serait stérile pour l’intelligence, si dans les grands mouvemens des armées on ne voyait pas tout dépendre du travail secret de l’esprit des généraux. Le principal enseignement, c’est d’assister au conseil intérieur qu’ils tiennent en eux-mêmes, et lorsqu’il s’agit d’hommes tels que Napoléon, il est certain que, s’ils tombent dans l’inertie, cela vient de certaines erreurs d’esprit auxquelles le génie lui-même n’échappe pas. Ici deux causes expliquent l’inaction de Napoléon après la victoire : premièrement l’habitude qu’il a prise de regarder comme détruits tous ceux qu’il a frappés. Déjà il voit en imagination les Prussiens dispersés regagner les bords de la Meuse et du Rhin. Aussi dès le soir de Ligny il cesse de les croire redoutables, et il leur fait à peine l’honneur de compter avec eux. Voilà pourquoi il mit une si inconcevable incurie à les poursuivre. Cette première erreur est fortifiée par une seconde, le peu de cas qu’il fait de son adversaire. Il croit que le vieux maréchal Blücher ne se départira pas de la stratégie vulgaire et surannée des généraux autrichiens, laquelle lui conseille de faire retraite prudemment et méthodiquement sur ses renforts, par la Meuse. Il se refuse à penser que cet ancien général de hussards, comme il l’appelle, aura l’audace de s’improviser une nouvelle ligne d’opération par Louvain, Maestrich. En un mot, Napoléon agit comme s’il avait affaire à la vieille école d’Alvinzi ou de Wurmser. Il ne voulut pas reconnaître que Blücher avait appris quelque chose à l’école de Napoléon. On allait retourner contre lui les leçons de son propre génie, et il ne s’en apercevait pas : grave faute, la plus grave de toutes dans un chef, il se méprenait sur le caractère, le dessein de son adversaire, et, cette idée fausse se communiquant aussitôt à son lieutenant, c’était là une source de dangers, un principe de ruine, si l’on n’y remédiait pas à temps par quelqu’une de ces lueurs soudaines, qui à d’autres époques avaient éclairé tant de ténèbres plus épaisses encore.

Pour celui qui cherche à observer la succession des idées de Na-