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ajoutait-il, il ne voulait pas jurer de s’abstenir, même dans l’autre monde, de toute agitation pour la Pologne. Il était, à vrai dire, dans cette dernière émigration ce qu’il avait toujours été, animé, plein de feu, prompt à l’épigramme et à la saillie. Il y a des natures tristes jusque dans le bonheur, et il ne faut jamais leur en vouloir, car cette tristesse n’est que l’excès d’une susceptibilité morale qui est le signe de leur noblesse. Il y a des natures souriantes jusque dans l’adversité. Niemcewicz était une de ces dernières natures. Dans sa gaieté néanmoins, il gardait l’instinct sérieux et élevé, et en aimant à vivre dans les salons, à lancer des mots malicieux, surtout à l’adresse des femmes, comme un homme du XVIIIe siècle, il avait d’autres pensées. Il s’occupait sans cesse du sort des pauvres réfugiés ; il créait des institutions de bienfaisance pour eux, des écoles pour la jeunesse et les enfans nés dans l’exil. Il était l’un des fondateurs d’une bibliothèque polonaise, un des promoteurs d’une société historique chargée de rechercher dans les archives françaises, anglaises, italiennes, tout ce qui peut éclairer l’histoire de la Pologne.

Exilé dans ce pays qu’il avait vu autrefois et qu’il trouvait si singulièrement renouvelé, il faisait par intervalles quelques visites aux Tuileries, où il était reçu comme un des chefs de l’émigration polonaise et comme une vieille connaissance. La destinée a des jeux bizarres : elle remettait en présence deux hommes qui s’étaient rencontrés, il y avait trente-cinq ans, aux États-Unis, sans se douter alors qu’ils se retrouveraient ailleurs, le prince devenu roi, l’écrivain émigré toujours émigré, et que l’un et l’autre, le prince et le patriote polonais, finiraient également par mourir sur une terre étrangère. Niemcewicz était dans une de ces situations où l’on sent vivement ces jeux de la fortune, où l’on se défie de la prospérité, et un soir il écrivait dans son journal ces simples mots dont toute l’éloquence est dans les événemens : « Je passais hier devant les Tuileries. J’ai vu à la fenêtre le petit comte de Paris aux bras de sa nourrice. Pauvre petit ! c’est dans des temps difficiles et incertains que tu es né ; quel avenir t’attend ?… » Niemcewicz se retira en 1839 à Montmorency. De là il se rendait souvent avec le général Kniaziewicz à Billancourt, chez le comte Thadée Mostowski, son ancien compagnon de la grande diète, de la Gazette nationale, du cachot de Pétersbourg, et l’éditeur de ses œuvres au commencement du siècle. Il achevait de vivre au milieu des souvenirs de sa jeunesse. Avant de mourir, il fit un testament où il se peignait tout entier. Il partageait sa petite fortune entre ses compagnons d’exil et des œuvres patriotiques, et il léguait aussi une somme de 5,000 fr., avec les intérêts accumulés, à celui qui remporterait la première victoire sur les Russes. Il avait déjà plus de quatre-vingts ans, et il s’étei-