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de Clarens, par M. Juste Olivier[1]. Faire tout de suite la part de la description, ce ne sera pas d’ailleurs s’éloigner beaucoup des sujets traités par Mme Dora. On sait combien de fois a été célébrée, par les poètes comme par les voyageurs, la beauté du pays de Vaud, de toute cette rive du Léman qui s’étend à peu près de Lausanne, à Chillon, et qu’ont immortalisée, pour ne citer que les plus illustres, les vers de Byron et la prose de Jean-Jacques. Cependant l’auteur de Childe Harold et l’auteur de la Nouvelle Héloïse sont aujourd’hui accusés d’infidélité, ou du moins de vague. Peut-être en effet leurs tableaux ne copient-ils pas la réalité aussi fidèlement que peuvent le faire les descriptions de Mme d’Istria et même celles de M. Juste Olivier; mais cette précision n’est pas un fait de coup d’œil personnel, elle est un résultat plus général. Elle provient des nouvelles conditions introduites de nos jours aussi bien dans l’art de la peinture que dans l’étude des mœurs. Les termes généraux et nobles employés autrefois pour peindre la nature ont fait place aux expressions nuancées et techniques employées aujourd’hui pour obtenir une épreuve de tel paysage particulier. Buffon et Rousseau ont eu les mêmes successeurs que Poussin et Claude Lorrain. Sans comparer ici la valeur absolue ou relative des anciens et des nouveaux procédés, on peut, en ce qui touche le pays de Vaud et le reproche adressé à Jean-Jacques par Mme d’Istria, répondre par la pénétrante et durable impression qu’a laissée la peinture de Rousseau, par le sentiment vrai et profond qu’il a rapporté de ces lieux charmans, sentiment que sa phrase, si vague qu’on puisse l’accuser d’être, a su faire partager à tous les cœurs, et que Sénancour a si complètement et si intimement résumé en ces quelques mots si simples : « les vastes eaux du Léman et sa paix mesurée! »

Aussi, pour être plus curieuses, plus peuplées, plus amusantes, s’il faut employer le véritable mot, les descriptions attentives de sites bien limités ne s’adaptent pas aussi aisément que des traits plus vagues et plus étendus aux sentimens généraux de l’âme humaine. Oui, bien des âmes, et des plus diverses, pourront reconnaître certains paysages de Jean-Jacques et d’Obermann, et elles pourront vivre librement dans ces lieux familiers. Au contraire, dans le chemin aux chars, qui va de Veytaux à Montreux et dont Mme d’Istria fait une fidèle et charmante description, il n’y a place que pour son héroïne; de même, sur ce sentier étroit bordé de vieux murs destinés à soutenir les vignes où M. Juste Olivier a placé la plus jolie scène de son roman, l’auteur a si bien tenu compte et il a fait si bon usage de tous les accidens variables du terrain que ses personnages seuls peuvent s’y promener. Le lecteur jouit de la vue de ces lieux, mais il ne peut y pénétrer : on n’entre pas ici. De même pour ces diverses vues du lac, où les deux écrivains dont je m’occupe ont également déployé un vrai talent de peintre, elles sont trop faites à de certaines heures et d’un point précis de la rive :

  1. 2 vol. in-12, Dentu.