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peur. Il me paraît qu’il eût pu encore une fois s’en défaire sans trop de péril ; au moins il devait à sa tradition de le tenter. Je ne dis pas qu’il eut triomphé de tous les obstacles, mais au moins il avait une chance, et dans le parti qu’il a pris il ne lui en restait aucune. La force, c’était là son génie, hors duquel il n’avait plus de raison d’être, et puis il est trop périlleux de changer sa nature. Depuis que le monde existe, on n’a jamais vu un despote gagner quelque chose à cesser de l’être.

Qui avait fait la situation nouvelle ? Napoléon. Lui seul en était responsable, c’était donc à lui de la résoudre. L’entreprise du retour de l’île d’Elbe supposait les résolutions, l’énergie de l’homme de brumaire ; mais cette force de résolution n’existant plus, elle ne pouvait être suppléée par personne. En revenant de l’île d’Elbe contre les lois existantes, Napoléon s’était donné la tâche de sauver la France avec les lois ou contre les lois. Il se résigna, dit-on ; mais ce n’est pas avec la résignation qu’on sauve les états après les avoir amenés au bord du gouffre : en tout cas, il eût mieux valu se résigner à Porto-Ferrajo qu’à Paris.

Par ces considérations, on arrive à cette conclusion, que la liberté n’a rien fait pour Napoléon, et qu’au contraire elle l’a détruit. Ce fut chez lui une idée fausse de s’y appuyer après l’avoir brisée. En cela, son génie le trompa, ou, ce qu’il y a de plus vraisemblable encore, il vit que tout était perdu, et il voulut laisser à d’autres, avec la responsabilité de ses fautes, une situation qu’il désespérait de sauver.


V. — LE RALLIEMENT DE L’ARMEE.

La postérité s’étonnera que la France ait été accablée par la perte d’une seule bataille. Ceux qui ont vécu en ce temps-là se l’expliquent facilement. Dans la plus grande partie de la France, la nouvelle de Waterloo et celle de l’abdication nous parvinrent presque à la fois. Dès que Napoléon s’abandonna, tout parut consommé, comme s’il ne s’agissait que de lui dans cette mêlée. L’ombre même d’une volonté nationale avait disparu. Ces mots de droit, de salut public, de garanties, de franchises, d’indépendance même, ne se rapprennent pas en un jour. D’ailleurs, s’il faut tout dire, l’invasion avait perdu ce qu’elle avait de plus odieux, l’inconnu. On y avait survécu une fois, on espérait bien y survivre encore ; dans l’esprit du plus grand nombre, il y avait plus de stupeur que de désespoir, tant l’homme s’accoutume vite aux maux et aux jougs les plus intolérables. J’ai raconté ailleurs[1] comment les soldats de Waterloo arrivaient

  1. Histoire de mes Idées.